L’art possible et l’art critique / Possible art and critical art
“C’est contre les normes et les schèmes régnant, politiques par exemple, voire les schèmes de pensée, c’est en quelque sorte à contre-courant que l’art, toujours, essaie de réopérer son miracle.”
Jacques Lacan, Séminaire VII
On met souvent en avant la fonction critique de l’art pour en expliquer le caractère contemporain. La critique, c’est-à-dire la capacité à mettre en cause certains usages, suppose un point de vue extérieur à ce qu’elle vise : pour bien voir notre époque, il faudrait l’observer du dehors pour s’extirper des réflexes et des évidences. Convertir de la honte en une implication. C’est la sortie classique hors de la caverne.
Or si on peut au premier abord trouver quelques intérêts à cette critique en ce qu’elle permet à la production artistique de se tourner vers autre chose qu’elle-même, une situation d’époque dirons-nous, deux points restent problématiques.
D’un point de vue interne, la critique renforce ce qu’elle tente de contester en en faisant un point de référence qu’elle accepte au moins implicitement. Ce qui est critiqué tient le centre de la mise en scène.
D’un point de vue externe, on se demandera quelles sont les caractéristiques du regard à partir duquel on critique. Ainsi, l’œuvre de Paolo Cirio « Capture » (https://paolocirio.net/work/capture/) semble retourner la reconnaissance faciale contre l’autorité qui la généralise. Il s’agit de repérer des policiers sur des images et de leur redonner un nom et un prénom afin de les sortir de l’anonymat. Dans un entretien, l’artiste explique : “J’ai inversé l’utilisation de ces logiciels de reconnaissance faciale de manière à provoquer une prise de conscience auprès du public.” Or, retourner la reconnaissance faciale contre elle-même de cette façon c’est en répéter les structures à l’identique en en modifiant seulement l’objet. C’est aussi présupposer que les policiers sont les véritables responsables de la reconnaissance faciale. C’est donc estimer que la violence policière est la violence des individus-policiers. On remarquera aussi que Cirio, a utilisé la censure de son œuvre comme lui accordant un surplus de réalité : la censure témoigne qu’on a touché juste. C’est donc paradoxalement la censure (et la domination) qui définit le statut de la production artistique et qui est l’autorité ultime. Il y a dans ce dispositif un certain nombre de présupposés qui relève finalement du sens commun et qui empêche de penser la reconnaissance faciale dans son ambigüité : reconnaitre le visage est fondamental à l’apprentissage de l’intentionnalité. On comprendra alors que « capture » répète à l’identique ce qu’il prétend dénoncer parce qu’il reste enfermé dans la structure de l’autorité prétendument contestée.
J’aimerais opposer à l’art critique, l’art possible, c’est-à-dire des formes de production qui loin d’en rester à la contestation d’une domination supposée, et qui sont donc d’une façon ou d’une autre dans un horizon réformiste (la critique consiste à conflictualiser une partie de réalité et non pas le principe de réalité lui-même), proposent d’abandonner ce qui est au profit de ce qui pourrait être, c’est-à-dire du possible. Il ne s’agit plus de partir de la réalité telle qu’elle existe, mais tel qu’elle pourrait être. Ces productions multiplient les réalités, car il existe une infinité de possibles et le choix de l’un plutôt que d’un autre est contingent. Par là, on ébranle l’autorité (la sienne comme celle des autres) en son fondement, l’instrumentalité (l’art utile) et on n’est plus contemporain, c’est-à-dire qu’on ne tente plus de se synchroniser par rapport à un état du monde qui aurait un statut normatif. On vient briser le principe de réalité pour, me semble-t-il, donner toute sa singularité au travail artistique. Il y a dans l’art possible une méchanceté envers le monde comme tel qui prend la forme de l’insensibilité et de l’apathie. L’art possible n’est pas même une utopie, qui pourrait être considérée comme la suite logique de la critique puisque si on conteste il faudrait, selon les réformistes, faire des contrepropositions selon une logique de l’échange. Le possible reste possible, il n’a pas à être plus qu’il n’est possible. Si on considère la spéculation du point de vue du possible, il ne s’agit pas avec elle de pouvoir penser librement d’autres mondes pour parvenir à changer ce monde, il s’agit de réfuter l’autorité du monde et de considérer qu’elle est la domination même.
Nous restons dans notre époque parce qu’avec la société de contrôle, on n’en finit jamais. L’art critique remplit cette fonction de désespérance en régime néo-libéral et reste à une conception individualiste : l’artiste dénonce, s’insurge, conteste, propose pour faire prendre conscience. Il participe à la table des discussions par un art engagé. On sait ce qu’il cherche, ce qu’il énonce, on reconnaît le régime de son discours. L’art possible se place dans un tout autre espace, celui-là même d’un avenir qui fait vaciller la valeur des signes et c’est pourquoi les questions internes de l’art (la relation entre la matière et la forme, la question de la représentation et du réalisme, etc.) sont infiniment plus politiques que l’art engagé.
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The critical function of art is often put forward to explain its contemporary character. Criticism, i.e., the ability to question certain uses, presupposes a point of view that is external to what it aims at: to see our era properly, we would have to observe it from the outside to extricate ourselves from reflexes and evidence. Converting shame into involvement. This is the classic way out of the cave.
Now, if at first glance we can find some interest in this criticism in that it allows artistic production to turn towards something other than itself, a situation of the age, shall we say, two points remain problematic.
From an internal point of view, criticism reinforces what it tries to contest by making it a point of reference that it at least implicitly accepts. What is criticized is at the center of the staging.
From an external point of view, one will ask oneself what are the characteristics of the gaze from which one criticizes. Thus, Paolo Cirio’s work “Capture” (https://paolocirio.net/work/capture/) seems to turn facial recognition against the authority that generalizes it. It is a question of identifying police officers in images and giving them a first and last name in order to bring them out of anonymity. However, turning facial recognition against itself in this way means repeating the structures identically by modifying only the object. It is also presupposing that the police are the real people responsible for facial recognition. It is therefore to consider that police violence is the violence of individual police officers. We will also note that Cirio, rightly again, used the censorship of his work as a way of giving it a surplus of reality: censorship shows that we have hit the mark. Paradoxically, then, it is censorship (and domination) that defines the status of artistic production and is the ultimate authority. There are a certain number of presuppositions in this system that ultimately fall within the realm of common sense and that prevent us from thinking about facial recognition in all its ambiguity: recognizing the face is fundamental to learning intentionality. It is then understandable that “capture” repeats identically what it claims to denounce because it remains enclosed in the structure of the allegedly contested authority.
I would like to oppose critical art to possible art, that is, forms of production that, far from remaining within the contestation of a supposed domination, and which are therefore in one way or another within a reformist horizon (criticism consists in conflictualizing a part of reality and not the principle of reality itself), propose to abandon what is in favor of what could be, that is, what is possible. It is no longer a question of starting from reality as it exists, but as it could be. These productions multiply realities, because there are an infinity of possibilities and the choice of one rather than another is contingent. In this way, authority (one’s own as well as that of others) is shaken in its foundation, instrumentality (useful art), and one is no longer contemporary, that is, one no longer tries to synchronize oneself with a state of the world that would have a normative status. We come to break the principle of reality in order, it seems to me, to give the artistic work all its singularity. There is in art a possible meanness towards the world as such that takes the form of insensitivity and apathy. Possible art is not even a utopia, which could be seen as the logical continuation of criticism, because if one criticize, according to the reformists, one would have to make counter-proposals according to a logic of exchange. The possible remains possible, it does not have to be more than it is possible. If we consider speculation from the point of view of the possible, it is not a question of being able to think freely about other worlds in order to be able to change this world, it is a question of refuting the authority of the world and considering it to be domination itself.
We stay in our time because with the controlling society there is never an end. Critical art fulfills this function of despair in a neo-liberal regime and remains with an individualistic conception: the artist denounces, rebels, contests, proposes. He participates in the table of discussions through a committed art. One knows what he seeks, what he states, one recognizes the regime of his discourse. The possible art is placed in a completely different space, that of a future that makes the value of signs vacillate, and this is why the internal questions of art (the relation between matter and form, the question of representation and realism, etc.) are infinitely more political than engaged art.