La pensée-dehors
Finalement, la philosophie d’un artiste a peu d’importance si elle n’est justement qu’une philosophie en supplément et n’occasionne aucun dommage à son art lui-même. On ne saurait trop se garder de s’emporter contre un artiste en raison d’une mascarade occasionnelle, peut-être fort malheureuse et prétentieuse ; n’oublions pas en effet que ces chers artistes, tous autant qu’ils sont, sont et doivent être nécessairement un peu comédiens, et qu’à la longue, sans comédie, ils n’y tiendraient plus…
Friedrich Nietzsche
Le Gai Savoir (Die fröhliche Wissenschaft) (1882 et 1887)
Dans le domaine artistique on a parfois tendance à opposer ce qui relève de la théorie et ce qui relève de la pratique. De sorte que quand un artiste pense ou quand un théoricien fait de l’art il devient suspect à la manière d’un traître.
L’autre soir, j’étais avec une théoricienne et un artiste : elle lui expliquait que son rôle consistait, selon elle, à traduire en idée ce que fait l’artiste parce que ce dernier ne sait pas pourquoi il fait ce qu’il fait et ce qu’il pense par ce qu’il fait. L’artiste a acquiescé sans sourciller (je suppose qu’intérieurement il en était tout autrement) à cette conception de l’artiste acéphale. De mon côté, je restais silencieux sachant bien que la théoricienne savait que j’étais assis à côté d’elle et que sans doute elle s’adressait aussi à moi.
J’aurais pu lui demander si elle-même savait ce qu’elle faisait quand elle écrivait et si ses motivations lui étaient parfaitement claires et transparentes. Bref j’aurais pu aisément retourner ce qu’elle disait à l’artiste vers elle-même. Car enfin qui sait pourquoi il fait ce qu’il fait ? Qui est sans acéphalité ? La pensée, l’action, le faire sont-ils jamais transparents à eux-mêmes et peuvent-ils jamais rendre totalement compte de leur raison d’être ? On ne peut jamais remonter à la raison, la dernière d’entre elles. On peut même estimer que par exemple ce que pense un philosophe consiste moins dans son intention que dans le non-dit de son écriture (déconstruction).
Je crois que cette opposition est fondée sur une image inexacte de la pensée et de l’art. En effet implicitement la pensée est ici définie comme quelque chose qui s’opposerait à la pratique et à la matière. L’idée serait immatérielle et appartiendrait à un monde qui n’est pas le même que celui de l’énonciation. C’est du fait de cette différence de monde que la pensée aurait la capacité d’expliquer comme du dehors les actes ou les créations et que dans le même temps, du fait de cette hétérogénéité, la pensée serait si différente de la matière qu’elle lui resterait pour ainsi dire incompatible.
On pourrait répondre à cela que le fait d’associer des processus neurologiques à une quelconque immatérialité est une idée inconsistante. On pourrait aussi fortement douter de l’étrange ressemblance entre ce qui se passerait dans notre tête et l’expression orale ou écrite que nous en ferions. En effet, nous manquons de la preuve que l’un est la cause de l’autre. Nous ne savons pas ainsi si les mots prononcés dans notre tête sont identiques aux mots que nous prononçons dans notre bouche ou que nous utilisons pour écrire. Ce n’est pas que la relation entre les deux ne peut pas être connue, il ne s’agit pas d’un non-savoir ou d’un non-encore-savoir, mais d’un insavoir qui infonde transcendentalement la possibilité de tout savoir. On ne peut même pas parler d’opacité tant la clarté n’est pas hors de notre portée, mais n’est pas.
De plus, il faut se tenir à la matérialité de la pensée c’est-à-dire au fait que si la relation entre la pensée dans notre tête est hors de notre tête et indéterminée alors la pensée hors de notre tête est matérielle de part en part puisqu’elle a besoin d’un support d’inscription c’est-à-dire du papier, d’un ordinateur, etc. Ceci permet de comprendre que les théoriciens de l’art n’expliquent pas les œuvres d’art que les artistes feraient sans savoir pourquoi ils le font. En tant que théories explicatives ces théories n’expliquent rien, mais en tant que convergence entre la non-pensée d’une pensée (praticien discursif) et la non-pensée d’une œuvre (praticien artistique), elle explique non l’œuvre à rendre sensible, mais dit la jointure entre les deux. Il n’y a donc pas lieu de définir les relations entre la théorie et l’art comme un commentaire ou une justification, mais plutôt de voir des opacités parallèles qui sont autant de conditions de possibilité, attracteurs obscurs et polarités disjonctives.
La pensée tout comme l’œuvre sont toujours du dehors et c’est d’ailleurs, je crois, ce que nous recherchons en les réalisant. Nous recherchons à créer quelque chose d’autre que nous-mêmes. Il n’y a pas pire médiocrité que de rechercher à s’exprimer et à mettre en dehors de soi ce qu’on croit avoir à l’intérieur de soi, car ce serait méconnaître le néant dont nous sommes tissés. Il y a une joie toute légère et apathique à observer nos actions et à produire ce qui ne devrait pas exister et qui n’est ni l’expression de soi ni la simple répétition de ce qui existe déjà dans le monde, mais l’apparition d’une différence, aussi infime soit-elle, et c’est cette légère variation, cette légère déclinaison qui forment le cœur de l’œuvre.