Mot d’ordre

lyotard_rudiments51

Faut-il se plaindre (encore) de l’appauvrissement de la pensée par le mot d’ordre toujours grandissant qui exige la clarté et la communication ? Cette exigence n’est pas nouvelle, elle parcourt toutes les époques et sa bêtise n’est pas qu’un empêchement nihiliste. En tant que barrage elle permet aussi le surgissement des singularités On est bien sûr toujours surpris de la voir réapparaître. Mot d’ordre d’une partie de la philosophie analytique et des sciences cognitives, mot des artistes ayant la vulgarité de l’ego se prenant pour règle générale, mot d’ordre d’un certain positiviste naif parce qu’il présuppose une logique du langage sans en voir la construction, alors même que c’est justement cette logique dont il faudrait discuter, encore et encore. La clarté ? Le communicable ? La compréhension ? Autant d’ordres qui semblent indiscutables alors même que leur apparence est une simple doxa dont la critique est un commencement pour la pensée, pas une fin. Le langage sert à se faire comprendre ? Vraiment, le langage est instrumental ? Il faut définir les termes utilisés ?  Vraiment, la définition comme préalable n’est pas problématique dans l’histoire même des concepts ? Tout est en question.

On croyait avoir dépassé tout cela depuis longtemps, depuis Nietzsche et au-delà, mais nous nous sommes trompés. La bêtise se fait plus puissante chaque jour, plus assurée de son bien-fondé. Elle est sûre de son fait et de l’ordre qu’elle exige, comme si quelque chose semblant aller de soi précisément n’était pas problématique.

Comment résister à toute autorité de la pensée ? De quelle façon se tenir à l’écart puisqu’il ne sert plus à rien de vouloir convaincre ? Comment respecter ces autres corps, puisqu’il s’agit en fait de sensibilité rien de plus rien de moins, qui “pensent” ainsi, au coeur même de leur autorité, l’autorité faisant partie de cette bêtise et de la vulgarité des discours de vérité ? Et si nous ne pouvions pas faire face parce que la fragilité, le tremblement, l’indétermination et le doute nous rendaient faibles, mais d’une faiblesse toute particulière, émouvante et troublante, source de fulgurances et d’intuitions ? Ne devrions-nous pas alors tenir à ce qui nous désarme et à ce qui nous rend faible ? N’est-ce pas justement dans cette incapacité que nous sommes de répondre si ce n’est à dire “On ne sait pas ce que peut un corps (le mien comme le tien)” sans espérer la moindre affinité en réponse.

Ce timbre secret et fragile parcourt aussi les époques. Ce sont des frères sans famille, des affinités qui traversent le temps. Il n’y a entre ceux-là aucune unité dogmatique, mais cette faiblesse palpitante qui les poussent, encore et encore, à proposer quelque chose sans imposer quelque destination que ce soit.