Ne pas être né

Le fondement de la spéculation est la possibilité de ne pas être né, la contingence de sa propre existence au-delà de toute autobiographie. Cette pensée de ne pas être né peut sembler une vaine hypothèse qui nie la condition même de cette pensée, c’est-à-dire l’individu l’ayant. Toutefois, au-delà de cette apparente contradiction interne, cette idée parfois nous hante. Il y a là sans doute quelque chose d’un peu naïf, la naissance du roman de Kundera lorsque l’enfant se retourne pour faire dos au torrent et pour se demander si il existe encore lorsqu’il a le dos tourné.

Ne pas être né n’est pas une sentence ontologique mais spéculative qui éclaire l’ontologie d’un jour nouveau car elle nous place dans une position que l’existence semble nous dénier et qui est la possibilité d’un monde sans nous. Le monde sans notre existence est en même temps impensable et en même temps une nécessité de la pensée. Car point de monde s’il n’y a que nous. L’idée même de monde est l’idée de cette solitude du monde, de sa subsistance en notre absence lorsque fixant les étoiles, nous imaginions le cosmos en son entier et cette place infime qui nous était réservé, si infime qu’elle tendait vers le néant. Le cosmos devenait un univers vide de nous, nous nous absentions et nous pensions en cette absence possible. Je ne réfute pas qu’il y ait là une naïveté, mais derrière cette idée commune dont je tente de reprendre le fil, quelque chose d’autre a prit son essor.

Sans doute la pensée commença à cet instant précis, dans ces propositions contradictoires de “se” penser “sans” soi, de pouvoir s’observer comme si nous n’étions pas. La pensée commença non par le désir de comprendre le monde tel qu’il était mais tel qu’il pouvait être, non dans le sens d’une réforme, mais au sens d’une spéculation qui à ce moment devenait une proposition ontologique. Nous savions bien sûr cette proposition non-pragmatique et non-descriptive, elle était le fruit d’une fiction, mais sans doute le pouvoir de la fiction était plus grand et plus profond que ce que nous pouvions l’espérer. Nous sentions un immense vide au coeur même de notre existence, comme si ce qu’il y avait de plus vivant en nous était cette capacité de se penser sans être, comme si ce qu’il y avait de plus personnel était l’anonyme même.

Je crois que chacun connaît ce trouble de la spéculation, nous nous en échappons la plupart du temps, estimant sans doute avec l’âge qu’il s’agit là d’un reste de l’adolescence et de ses idées folles, inutiles qui nous ont fait perdre tant de temps. Mais bien sûr, nous nous rassurons car il ne s’agit aucunement de cela, il s’agit de notre vie même, de notre relation au monde qui se pose comme une relation et comme une absence de relation, c’est-è-dire comme un absolu. Et pour que celui-ci soit posé, il faut que notre existence deviennne contingente, qu’elle puisse avoir lieu comme ne pas avoir lieu, qu’au sein même de notre existence nous puissions ne pas être né. Alors on rétorquera sans doute que cette contingence de l’existence et de la pensée en train de se penser sont contradictoires, que cette vie là a eu lieu, a lieu, qu’elle est nécessaire, qu’il en va d’une rencontre, d’un mariage et d’une famille, d’événements factuels dont nous pouvons faire le récit, que tout ceci a lieu et qu’il serait absurde de faire le chemin inverse comme si les vivants ne l’étaient pas, la pensée se plaçant après-coup et cherchant à fictionnaliser ce qui déjà appartient au passé. Mais ce n’est pas aussi simple car sans cette pensée profonde, organique, adhérente à la vie, sans cette pensée de la contingence absolue de l’existence comment pourrions-nous même penser, penser ce monde et notre relation à nous-mêmes? Cette contingence est l’identité mais en un sens tout différent que celui que nous entendons habituellement : infime décalage. Cette désadhérence à l’avoir-lieu est étrangement indispensable, elle suscite un étonnement dont jamais on ne se remet et toutes les solutions en ce domaine sont une lâcheté.