Ne pas être né

Le fondement de la spéculation est la possibilité de ne pas être né, la contingence de sa propre existence au-delà de toute autobiographie.

Qu’est-ce donc que cette vertigineuse intuition qui nous traverse parfois, fugace et pourtant si profonde ? Comment concevoir cet abîme paradoxal où notre pensée s’aventure quand elle s’imagine absente du monde qu’elle contemple ? La spéculation, dans son essence la plus radicale, ne repose-t-elle pas sur cette étrange capacité à envisager notre non-être, à nous situer dans cette béance ontologique où notre existence personnelle devient soudain contingente, accidentelle, presque superflue dans l’immensité cosmique qui nous entoure ?

Cette pensée de ne pas être né peut sembler, au premier regard, une vaine hypothèse qui nie la condition même de cette pensée, qui abolit son propre fondement dans l’acte même de se formuler : comment, en effet, penser notre absence alors que cette pensée témoigne précisément de notre présence ? N’y a-t-il pas là une contradiction insurmontable, un paradoxe qui devrait nous dissuader de poursuivre plus avant cette réflexion ? Toutefois, au-delà de cette apparente contradiction interne, cette idée parfois nous hante, nous saisit dans des moments inattendus de lucidité troublante, comme si elle révélait une vérité plus profonde que celles auxquelles nous accédons habituellement. Il y a là sans doute quelque chose d’un peu naïf, qui rappelle la naissance du roman chez Kundera lorsque l’enfant se retourne pour faire dos au torrent et pour se demander, avec une innocence philosophique déconcertante, s’il existe encore lorsqu’il a le dos tourné, si le monde continue sa course lorsqu’il échappe à son regard.

Ne pas être né n’est pas une sentence ontologique qui prétendrait décrire un état de fait impossible : elle est une proposition spéculative qui éclaire l’ontologie d’un jour nouveau, qui projette sur l’être une lumière oblique et révélatrice, car elle nous place dans une position que l’existence semble nous dénier constamment et qui est la possibilité d’envisager un monde sans nous, un cosmos continuant sa course indifférente à notre absence. Le monde sans notre existence est en même temps paradoxalement impensable pour nous qui le pensons et en même temps une nécessité de la pensée, une exigence de la raison qui refuse de se laisser enfermer dans le solipsisme. Car point de monde s’il n’y a que nous, point d’altérité si nous sommes la mesure de toute chose, point de réalité objective si celle-ci se dissout dans notre subjectivité.

L’idée même de monde, dans sa densité propre, dans son extériorité irréductible, est l’idée de cette solitude du monde, de sa subsistance en notre absence, de son indifférence magnifique à notre disparition. Comme lorsque fixant les étoiles dans la nuit profonde, nous imaginons le cosmos en son entier et cette place infime qui nous est réservée, si infime qu’elle tend vers le néant, vers l’insignifiance absolue face à l’immensité sidérale. Le cosmos devient alors sous notre regard un univers vide de nous, un espace qui ne nous requiert pas pour exister : nous nous absentons mentalement de cette scène cosmique et nous parvenons pourtant à la penser en cette absence possible, à l’envisager sans le filtre de notre présence. Je ne réfute pas qu’il y ait là une certaine naïveté, une simplicité presque enfantine dans cette opération mentale, mais derrière cette idée commune dont je tente de reprendre le fil avec minutie, quelque chose d’autre a pris son essor, quelque chose qui touche à l’essence même de la pensée.

Sans doute la pensée commença-t-elle à cet instant précis, dans ces propositions contradictoires de “se” penser “sans” soi, de pouvoir s’observer comme si nous n’étions pas, de nous dédoubler pour contempler un monde dont nous serions absents. La pensée commença non par le désir pragmatique de comprendre le monde tel qu’il était, dans sa présence immédiate et utile, mais tel qu’il pouvait être potentiellement, virtuellement, non dans le sens d’une réforme pratique de l’existant, mais au sens d’une spéculation qui à ce moment devenait une proposition ontologique, un énoncé sur l’être même du monde. Nous savions bien sûr cette proposition non-pragmatique et non-descriptive, elle était manifestement le fruit d’une fiction, d’une construction mentale sans correspondance directe avec notre expérience quotidienne, mais sans doute le pouvoir de la fiction était-il plus grand et plus profond que ce que nous pouvions l’espérer dans notre rationalité bornée. Nous sentions un immense vide au cœur même de notre existence la plus intime, comme si ce qu’il y avait de plus vivant en nous était précisément cette capacité vertigineuse de se penser sans être, comme si ce qu’il y avait de plus personnel, de plus propre à notre individualité, était paradoxalement l’anonyme même, cette capacité à nous effacer au profit du monde.

Je crois que chacun connaît ce trouble singulier de la spéculation, cette inquiétante étrangeté qui nous saisit lorsque nous envisageons notre propre contingence. Nous nous en échappons la plupart du temps avec empressement, estimant sans doute avec l’âge et la sagesse supposée qu’il apporte, qu’il s’agit là d’un simple reste de l’adolescence et de ses idées folles, inutiles, qui nous ont fait perdre tant de temps précieux que nous aurions pu consacrer à des activités plus concrètes. Mais bien sûr, nous nous rassurons par ces échappatoires car il ne s’agit aucunement de cela, il ne s’agit pas d’une simple rêverie juvénile : il s’agit de notre vie même dans ce qu’elle a de plus essentiel, de notre relation fondamentale au monde qui se pose simultanément comme une relation effective et comme une absence de relation, c’est-à-dire comme un absolu qui transcende la simple corrélation entre un sujet et son objet.

Et pour que cet absolu soit posé dans toute sa force, il faut que notre existence devienne contingente à nos propres yeux, qu’elle apparaisse comme pouvant avoir lieu comme ne pas avoir lieu, qu’au sein même de notre existence la plus concrète nous puissions envisager la possibilité de ne pas être né, de n’avoir jamais fait irruption dans ce monde. Alors on rétorquera sans doute, avec l’assurance du bon sens, que cette contingence de l’existence et de la pensée en train de se penser sont contradictoires, que cette vie-là, la nôtre, a bel et bien eu lieu, a lieu présentement, qu’elle est nécessaire a posteriori, qu’il en va d’une rencontre empirique, d’un mariage et d’une famille, d’événements factuels dont nous pouvons faire le récit autobiographique, que tout ceci s’est effectivement produit et qu’il serait profondément absurde de faire le chemin inverse comme si les vivants ne l’étaient pas, la pensée se plaçant après-coup et cherchant à fictionnaliser ce qui déjà appartient irrévocablement au passé et à l’être.

Mais ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît, car sans cette pensée profonde, organique, adhérente à la vie dans son mouvement même, sans cette pensée de la contingence absolue de l’existence qui nous fait vaciller, comment pourrions-nous même penser véritablement, penser ce monde dans son altérité et notre relation à nous-mêmes dans sa complexité ? Cette contingence fondamentale est l’identité, mais en un sens tout différent que celui que nous entendons habituellement : elle est cet infime décalage qui nous permet de ne pas coïncider totalement avec nous-mêmes, cette fissure imperceptible qui traverse notre être et rend possible la réflexivité. Cette désadhérence subtile à l’avoir-lieu, ce pas de côté par rapport à notre propre existence, est étrangement indispensable à la pensée authentique : elle suscite un étonnement philosophique dont jamais on ne se remet complètement et face auquel toutes les solutions définitives en ce domaine sont une forme de lâcheté intellectuelle, un refus d’affronter le vertige.