Naissance et mort du netart (Oboro, Montréal)

Conférence de Grégory Chatonsky à Oboro (Montréal) dans le cadre de “Art médiatique / Nomenclature, enjeux et histoire actuelle” organisée par Nathalie Bachand sur une nouvelle méthodologie permettant d’analyser ontologiquement et esthétiquement les paradoxes du netart. Il s’agit de déterminer à quel niveau de réalité est lié le netart et de croiser ce niveau au type de flux produit comme aflux (excès), influx (source) et reflux (manque).

INTRODUCTION

L’intitulé est donc “Nomenclature, enjeux et histoire actuelle”. Il faudrait proposer une méthode de classement des termes de l’art en réseau, définir des problématiques et tirer à partir de l’actualité même une histoire, proposer aux auditeurs un cadre, des définitions, des perspectives, bref des clés pour comprendre cet objet étrange qu’est l’art en réseau. La tâche est bien sûr difficile à plus d’un titre. D’une façon générale, on peut mettre en doute la prédictibilité tant en art qu’en technologie, c’est-à-dire le rapport de nécessité du temps avec lui-même.

Je dois aussi vous avouer une difficulté plus personnelle en vous racontant une brève anecdote : Louise Poissant, que chacun connaît ici, m’avait demandé de m’occuper de la partie “art en réseau” dans le dictionnaire des arts médiatiques. Estimant sans doute que j’étais spécialiste de cette question et que je pouvais même faire autorité, elle m’avait fait cet honneur. Pendant plusieurs semaines je me suis mis à la tâche et au fil du temps j’ai dû reconnaître mon incapacité à produire des définitions un tant soit peu objectives et à faire un panorama un tant soit peu complet de la situation artistique sur Internet.

Je crois que cet échec n’était pas accidentel mais peut me permettre de vous introduire au coeur même de la question posée par Internet à l’art en général. Tout d’abord étant artiste et d’esprit critique je dois l’avouer, je ne pouvais pas être objectif, j’étais situé et partie prenante. Cette prise de partie qui est un certain positionnement dans un espace donné me semble l’essence même d’Internet. Deuxièment, j’éprouvais une certaine gêne à parler, comme me le demandait Louise des galeries virtuelles, des tableaux mis en ligne, que sais-je encore ? Il fallait que je fasse le tour de tout ce que le réseau comporte en art. Or, tout ou presque se prétend netart. Nombres d’artistes prétendent questionner le web 2.0 par l’écriture d’un simple blog. D’autres mettent en ligne quelques PDF et les voilà netartistes. D’autres encore prennent des images à partir de Google, des chats ou des licornes, et les voilà devenus les wahrol du XXIème siècle. Ce n’est pas que j’avais un regard critique sur ces pratiques ou que j’éprouvais un quelconque mépris, c’était que j’étais pris d’un sentiment de vertige et de vacuité : en essayant d’embraser la totalité du réseau, tout me semblait vain, ma pratique comme celles des autres. Il y avait trop de possibles et en même temps presque rien d’intéressant. J’étais débordé et pauvre à la fois. Tout cela avait-il du sens?

Je crois que ce sentiment est un symptôme de la nature du réseau : tout le monde est sur Internet. Je ne vous connais pas tous, mais je sais que nous allons tous quotidiennement sur Internet. Qui avait un email en 1993 ? En 1996? En 2000? En 2005? Je reconnais aussi certains visage de gens que je ne connais pas et qui sont pourtant mes amis (FB).

Internet est sans doute ce que nous partageons tous et c’est pourquoi la question du netart n’est pas une question locale, destinée à quelques spécialistes (dont je ferais parti). Le netart n’est pas une discipline artistique constituée comme les autres, tout simplement parce que nous vivons plusieurs heures par jour avec Internet, nous vivons avec ce flux ouvert la plupart du temps, et ce médium n’appartient pas d’abord aux artistes mais à tout le monde. Il y a quelquechose de la mondialisation, de la délocalisation ou de ce terme galvaudé de la déterritoralisation.. D’ailleurs, lorsque le flux est coupé, nous sommes un peu perdu, comme si nous perdions le contact avec le monde en son entiereté. Le réseau n’est pas spécifique au monde de l’art, il est ontologique.

Je ne veux pas trop dramatiser cette question, mais sans doute si les générations futures racontent ce que fut le tournant de ces deux siècles, mettront-ils en avant Internet, non pas seulement comme un nouveau moyen technique, mais aussi comme une nouvelle forme politique, c’est-à-dire une nouvelle forme d’inscription, d’archivage, de partage et d’organisation de ce partage. J’aimerais vous faire sentir que le réseau est une nouvelle forme d’absolu. Qu’est-ce que je veux dire par là? L’absolu c’est quelque chose qui est délié, qui est sans commune mesure, sans nomenclature, sans cloture donc. Nous vivons sur Internet mais le réseau nous dépasse parce que nous ne pourrons jamais en faire le tour, il est disproportionné parce qu’il grandit plus vite que la capacité humaine que nous avons de le parcourir et il est en ce sens un univers quasi-infini. Sur Internet il y a de multiples images qui n’ont sans doute été vu par personne. Je rêve souvent de la solitude des images perdues, de ces images hors de notre portée. L’inscription n’est pas seulement un phénomène anthropologique.

Je devais donner des définitions, des clés, découper des lignes et classer des oeuvres, et me voilà face à l’absolu de notre époque. Je devais parler d’art et me voilà parti sur quelque chose qui semble indéterminé tant il est diffus et général. Je voudrais vous faire ressentir que les netartistes, comme d’autres artistes, mais avec leurs moyens propres, ont affaire quotidiennement dans leur travail à ce quelque chose de diffus, qui s’écoule, qui ne cesse de tourbillonner, qui est turmultueux. Je vous proposer de nommer cette chose, le flux.

Il y a dans la rencontre entre l’art et Internet, un paradoxe : la généralisation de l’usage d’Internet signe sans doute la défaite du netart. En effet, comme chacun utilise le réseau, les artistes sont sans singularité et ne peuvent plus, la plupart du temps, que retranscrire les changements rapides des usages sociaux. C’est pourquoi j’ai voulu nommer cette présentation “Naissance et mort du netart” que j’aurais pu sous-titrer “Mort et naissance d’Internet”. La victoire d’Internet réduit peut être, comme l’estime Benjamin Weil, l’espace artistique à une peau de chagrin. Puisque tout est Internet, plus rien ne l’est. Cette noyade de la minortité n’est pas propre au netart, l’ensemble de l’art est touché, mais sans doute atteint-elle une apogée structurale avec le réseau.

Ce que je tente d’aborder là est donc la question du médium (card File) telle qu’elle fut posée par la modernité et Greenberg (et dont finalement le poststructuralisme est peut être un avatar en estimant qu’il n’y a pas de hors texte). Je pense qu’on vous a donné un petit texte extrait de mon blog sur ce sujet. Je ne vais pas en reprendre l’argumentaire, mais simplement j’aimerais aborder ces questions et vous ouvrir un peu les portes du netart par l’intermédiaire du médium.Je suppose qu’un médium est une chose, un support matériel d’inscription de la mémoire comme Bernard Stiegler l’a défini. Ce médium est rangé, c’est-à-dire abandonné après son inscription, il devient solitaire et en quelque sorte absolu. Il se met alors en contact avec d’autres choses, avec d’autres acteurs et c’est cette mise en contact qui me servira de typologie pour opérer des classements. Certains d’entre vous ont sans doute détecté que ma réflexion s’inspire de la théorie de l’ANT (les acteurs-réseaux) élaborés par Michel Callon, Bruno Latour, Madeleine Akrich et quelques autres.

L’histoire que je vais tracer du netart sera bien sûr subjective (comment ne le serait-elle pas puisque je fais moi-même parti de cette histoire ?) et polémique parce que je suis méfiant quant à l’historiographie et les débats terminologiques qui a jusqu’à présent été élaboré pour parler du netart avec ses pionniers, ses périodes nettement découpées, ses polarités géographiques. Ces histoires sont souvent des simplifications qui permettent à certains artistes de se donner une autorité a posteriori, une importance et qui ne correspond pas à la pluralité excessive que j’ai vécu avec Internet, que je continue de vivre. La possibilité même d’écrire une histoire chronologique du netart me semble prise en défaut par la priorité qu’elle donne à l’antériorité et à l’innovation (il faut avoir été le premier), alors même que d’autres modèles historiographiques tels que ceux développés par Didi-Huberman à la suite de Warburg, me semblent plus apte à parler des temporalités spectrales de l’art.

La première question à laquelle je vais tenter de répondre sera : avec quoi le netart est-il en relation ? Ceci me permettra de développer plusieurs degrés de réalités pour l’art en réseau. Cette découpe n’est pas stricte, ce sont des polarités, de nombreuses oeuvres les mélangent. Ceci me permettra d’aborder quelques concepts de ma création : la tra(ns)duction, la FsN et le flussgeist. Une parenthèse, un acronyme, un mot en allemand : ces mots sont pour l’instant mystérieux. Cette découpe sera elle-même coupée par des flux dôtés de différents rythmes : l’influx, l’afflux et le reflux. En conclusion je vous proposerais un schéma permettant de visualiser ces polarités qui peuvent s’appliquer à une matériologie générale, c’est-à-dire au réseau, et à une esthétique régionale, c’est-à-dire à une oeuvre.

I/ INTERNET & INTERNET
concept : tra(ns)duction
mode : interne
puissance : infrastructure

Le netart est en contact avec le réseau lui-même selon une boucle autophage qui est le fondement de la cybernétique (la rétroaction) et de la modernité artistique. Il faut comprendre cette étonnante convergence structurelle entre ces deux intériorités, l’une de provenance esthétique, l’autre technologique. Le premier mouvement du netart est ainsi un mouvement vers l’intériorité et le redoublement, suivant en cela l’expression propre au médium telle qu’elle fut thématisée par Greenberg. L’intéressant là est que ce mouvement de réflexivité est originaire dans l’histoire du netart, elle n’est pas une finalité mais un commencement, inversant par là même le schéma chronologique greenbergien.

Cette intériorité d’Internet est constituée de différents acteurs, tant humains que technologiques et il faut mettre à plat ceux-ci sans croire que les seconds sont soumis à la volonté déimurgique des premiers ou l’inverse. Aucune structure n’englobe les autres (théorie des ensembles), ni l’humain, ni le signe ou l’inscription ou la trace, rien. L’ensemble des ces acteurs se nomme un réseau. Il s’agit, dans un cadre marxiste, de l’infrastructure, c’est-à-dire des conditions matérielles de la production des flux. Dans cette matériologie, il faut prendre en compte tous les éléments avec une égale attention : les internautes, les fichiers et les disques dur, les serveurs et les fils, etc. Nous mettons le réseau en 2D tel un épiderme.

La spécificité du médium est la question fondatrice du netart avec des formes telles que l’ASCII de Vuc Cosik, des groupes tels que Jodi. Beaucoup d’oeuvres portent sur cette récursivité numérique et sur cette propagation sur le réseau. Il s’agit là de dévoiler le code sous-jacent, de montrer la simplicité du binaire et la complexité des effets sensibles, la multiplicité des images comme chez Claude Closky. Ce dévoilement du code est une décodification et en ce sens un influx, c’est-à-dire l’origine du flux, sa source. Si nous nous sentons débordé, c’est toujours de 0 et de 1 dont il s’agit. La limite entre la répétition à l’identique et la répétition différentielle permet au netart de saisir la manière dont la répétition est productrice de sens. Le flux numérique coule mais selon un climamen lucrécien, c’est-à-dire une lègère inclinaison qui produit des turbulences inanticipables. Cette décodification n’est pas sans rapport avec le copyleft et l’open source comme modèle de création artistique. La notion même d’open source pourrait être entendu en relation avec l’influx comme source, comme origine du flux. Il y a là l’adoption par la communauté artistique d’un discours qui au départ est informatique, signe là encore d’une mise en relation du réseau avec le réseau. C’est aussi un lieu qui provoque beaucoup de débats et parfois des oppositions de chapelle, car cette pureté du médium va parfois avec un discours normatif qui promulge des règles de création, ce qui en art ne me semble jamais une bonne chose : obligation d’utiliser du logiciel libre, de savoir programmer, de parler des technologies, etc. La réflexivité numérique peut devenir un mot d’ordre alors qu’elle est une possibilité parmi les autres.

Cette relation d’Internet à Internet a permit le développement d’un folkore numérique et de lieux communs tels que le glitch. Je nomme folkore numérique, à la suite de l’ouvrage cité dans la bibliographie, les images spécifiques à Internet, une imagerie kitch telle que les licornes, les chats, les duck faces, les blessures de skate board, etc. Ce folkore démontre, s’il en était encore besoin, qu’Internet produit une esthétique propre et n’est nullement un support neutre de transmission. Le glitch a ceci d’intéressant qu’il est utilisé depuis fort longtemps mais il connaît un regain d’intérêt spectaculaire, comme si par lui se condensait l’essence même du numérique: la dégradation d’un fichier produit des effets positifs. Mais ce qu’il y a encore de plus remarquable est qu’un incident donne une forme visuelle homogène, un style si précis : le style-glitch. Le réflexivité du réseau est profondément lié à l’incident, accident, bug, c’est-à-dire à un type de flux très singulier : le reflux, lorsque le flux se retire, remonte à la source, c’est-à-dire dans le cas du numérique dévoile ses entrailles en faisant apparaître le code en tant que code, le signe en tant que signe, la trace en tant que trace (Ikeda).

L’esthétique du code se fonde sur la tra(ns)duction numérique dont le pouvoir est décuplé par le réseau. De quoi s’agit-il ? La tra(ns)duction, concept hérité et retravaillé à partir de Gilbert Simondon, est la double capacité du réseau de tout traduire de façon binaire (dont le binaire lui-même) et d’ainsi faire se répandre de proche en proche cette traduction en gardant des traces des étapes précédentes. Les conséquences esthétiques de cette traduction épidémique et de ces signes dépourvus de sens sont nombreuses et profondes. Je ne saurais ici les développer mais simplement souligner que cette tra(ns)duction généralisée créée un sentiment d’afflux, c’est-à-dire de débordement. C’est le caractère excessif des flux. C’est ce qui permet de traduire tout en tout, de couper dans le flux pour produire un nouveau flux, de rendre inséparable le code et le décodage selon une logique du mashup : le détournement des flux est d’avance autorisé. La visualisation procède aussi de cette capacité tra(ns)ductive.

Position 2: réversibilité de la lecture et de l’écriture

Dans Rhizomes, Reynald Drouhin a fait hébergé par une centaine d’amis les vignettes qui ensembles composent l’image d’un arbre. Ainsi, les images sont matériellement inscrites sur des supports distants, mais s’affiche sur un même écran. Cette distinction entre inscription de l’archive et affichage de l’archive est fondementale,

II/ INTERNET & LA FICTION EXISTENTIELLE

concept : FsN (fiction sans narration)
mode : subjectivité
puissance : superstructure

Si la recherche de l’expressivité du médium en tant que médium forme une des origines du netart, elle n’est pas la seule. Non seulement, l’art télématique et communicationnel du XXème siècle, qu’il serait ici trop long de développer mais vous avez une référence en bibliographie, est une autre origine historique, mais il existe une seconde source et un second plan de réalité et d’investigation pour le netart que je nommerais la fiction existentielle. Pourquoi associer fiction et existence ? C’est que les deux sont devenus indissociables sur Internet parce que nous ne cessons d’inscrire et donc de raconter nos vies. Ce brouillage de l’autofiction se retrouve bien sûr dans la littérature contemporaine et je crois qu’elle est le produit, parmi d’autres causes, du contexte sociologique créé par Internet. Le netart s’est mis en relation avec la fiction existentielle, c’est-à-dire avec l’imaginaire et la subjectivité. Après l’intériorité du médium, je vais m’attarder sur ce second monde du netart qui est la manière dont nous vivons le réseau, tant d’un point de vue de nos affects, de nos idéologies que de nos institutions. Il s’agit donc de la superstructure du netart.

Le réseau est disséminé, fragmenté, les liens sont autant de distance à parcourir. À la différence des industries culturelles du siècle dernier telles que le cinéma qui privilégiait le temps sur l’espace, le cinématographe étant d’abord un temps donné et une neutralisation de l’espace par la salle neutre, Internet me semble privilégier l’espace sur le temps. Très concrètement, il est toujours difficile de répondre à quelqu’un demandant combien de temps dure un site, question qui me fut souvent posé par des producteurs. L’économie culturelle du XXème siècle est avant tout temporelle et c’est pourquoi elle privilégie le passage de l’attention à l’inattention. Par contre, on peut dresser la carte d’un site Internet, expliquer comment on peut passer d’un point à un autre, cet espace est un temps possible. Alors que le cinéaste conçoit un temps nécessaire avec un début et une fin, c’est-à-dire un destin narratif, le netartiste sait en général comment ça commence mais pas quand ça finit, la construction du temps est déléguée à l’internaute. La fragmentation produit de la contingence sous la forme de cette infinitude de la fiction et elle est une condition du réseau parce qu’elle permet l’esplacement, concept qui désigne la concomittence entre place et espacement. On est sur Internet à l’endroit qu’on va parcourir et c’est pourquoi on ne s’arrête jamais, on va toujours d’un point à un autre, nous portons le flux comme notre ombre nous poursuit. C’est ce que je nomme l’influx, ce qui transmet le flux, son origine transductive.
Composition 1,2,3
Revenances réalisé avec Drouhin en 2000 est une fiction basée sur l’hantologie derridienne : on circule de pièce en pièce en devant traverser les objets pour les activer. Le clic ne permet plus de parcourir cette distance. Le fait de retrouver cette espacement déstabilise la construction spatiale et donc temporelle du réseau.

Mais il ne faudrait pas penser que la fiction est un flux continuel qui jamais ne cesse. Il y a de l’accident et du reflux parce que du fait de la structure spatiale du réseau, le netart a souvent pris la forme du labyrinthe, c’est-à-dire d’un espace inanticipable qui tout en étant limité contient des possibilités d’exploration illimitée. Nous retrouvons sur notre chemin la notion d’univers quasi-illimité. Wax de David Blair réalisé en 1996 est un exemple majeur de cette incomplétude de la navigation sur l’espace, d’une manière d’autant plus importante que cette fiction développe un imaginaire propre au réseau, c’est un cas presque unique me semble-t-il, et qu’il est transmédia puisqu’il existe aussi sous forme de monobande vidéo. L’espace fragmenté est illimité parce que sa recomposition, son accès non-linéaire induit que le temps que nous devrions investir pour le parcourir en totalité dépasse nos chances de survie, l’espace labyrinthe devient inconnaissable à la manière d’Empire de Wahrol parce qu’il remonte aux conditions même de l’expérience de la chair et de l’espace : l’incomplétude. Je n’ai pas le temps de parler de l’entreprise de mondialisation géographique de Google mais chacun comprendra qu’il s’agit là d’une volonté proprement ontologique de domestication de la terre. Je donne le nom de fiction sans narration (FsN) à ce reflux, parce qu’il y a bien un imaginaire fictionnel mais il n’y a plus de narrateur, plus de voix pour structurer les éléments du récit dont les fragments sont à présents disposés les uns à côté des autres selon une logique d’indexation, de base de données et de mise à plat.

Si le narrateur disparaît ou est requalifié dans la FsN, c’est que l’artiste n’a plus l’autorité pour parler à la place d’autres. Habituellement la fiction narrative produit une nette séparation entre les destinataires et le destinateur. Il y a d’un côté ceux qui parlent et ceux qui écoutent, parce qu’il y a des choses intéressantes d’un côté et anecdotique de l’autre. Avec le Web 2.0, le capitalisme a fait de nos existences une valeur, comme l’ont décrit avec beaucoup de justesse Jeremy Rifkin et Frédéric Lordon. De sorte que la factualité de nos vies est inscrite à même le réseau. Et sans doute n’a-t-on pas assez réfléchi au séisme historique que cela constitue : l’historicité elle-même se constituait grâce à l’oubli de la majorité des êtres vivants et à l’archivage d’une minorité. Mais que se passe-t-il quand cette majorité laisse des traces et devient elle-même une archive ? Comment sera-t-il même possible pour les historiens du futur d’écrire l’histoire ? Facebook est un événement majeur de cette externalisation et de cette commercialisation de la mémoire existentielle. Les multitudes, terme hérité de Spinoza et Negri, constituent un véritable afflux pour chacun d’entre nous : nous sommes débordés par les anonymes et il y a une émotion très particulière à naviguer sur Internet et à croiser des images, des textes de ces inconnus que nous n’aurions jamais eu l’occasion de croiser spatialement. Il y a un affect très singulier que je nomme la passion des anonymes et qui peut être la source d’un imaginaire fictionnel. La fiction n’est plus celle d’un sujet mais des anonymes : hétérofiction plutôt qu’autofiction, nous retrouvons le goût du dehors.
Waiting
Peoples
Le registre
Human Browser

III/ INTERNET & MONDE

concept : flussgeist
mode : externe
puissance : ontologie

Après l’internalité numérique, la subjectivité fictionnelle, je voudrais aborder une troisième relation portant sur Internet et le monde. Internet n’est pas seulement un objet compact refermé sur lui-même et substancialisé, il affecte le monde en son entier. Nous avions déjà remarqué que le reflux du réseau, lorsque l’accès est indisponible provoque en nous un sentiment de solitude mondaine. Nous nous sentons délaissés et isolés. Le monde en tant que monde se retire. Nous devons comprendre qu’Internet est devenu l’un des accès essentiels au monde extérieur et détermine même notre ontologie, c’est-à-dire notre conception de la réalité. D’ailleurs, sur les forums de discussion les débats portent souvent sur ce qui est réel ou ce qui ne l’est pas. C’était l’objet de l’installation Libération : lorsque les visiteurs s’approchaient d’un monolithe reprenant les dimensions de 2001, en posant la main dessus, ils pouvaient entendre une voix de synthèse lisant en temps réel les commentaires des lecteurs du journal Libération. En décontextualisant ces commentaires, puisque la référence à l’article d’origine était absente, on comprenait qu’une autre fiction enfouissait la factualité de l’événement raconté : le débat portait presque toujours sur l’ontologie. Comment savoir qu’une chose est réelle ou ne l’est pas ? Comment distinguer les événements purement médiatiques et les événements se déroulant dans le monde ? Les médias sont-ils hors du monde ou l’irréalité de certains événements ne provoque-t-elle pas des effets d’autoréalisation comme lors des crises économiques ? Ce débat était particulièrement sensible au moment de la crise des subprimes américaines.

Cette relation au monde prend une forme concrète : ce sont des oeuvres hors du réseau mais qui se nourrissent des flux numériques. Cette sortie hors de l’écran intime me semble une catégorie actuelle extrêmement importante parce qu’elle démontre à elle seule qu’Internet est une ontologie générale. Cette sortie hors du territoire d’origine peut prendre la forme de performances, d’installations ou de captures matérielles, par exemple des sculptures ou des photographies numériques. Listening Post (2004) reste selon moi une oeuvre majeure de cette ontologie du réseau parce qu’elle touche au médium, aux existences factuelles, à la fiction et nous donne le spectacle de notre époque. L’installation extrait en temps réel de forums de discussions des fragments de phrases diffusés sur des petits LCD et lus par une voix de synthèse accompagnée par une musique générative. On peut s’attacher à la vision d’ensemble qui constitue un métarécit ou à chaque fragment, à chaque individualité, à chaque vie. Il y a là quelque chose du pointillisme, du passage entre le discret et le continu, entre l’individu et le peuple. Cette sortie est un influx qui permet la circulation nerveuse entre le réseau et tout le reste, le rapport d’inclusion ontologique est à double sens : Internet est dans le monde (qui pourrait contester cette inclusion?) et le monde est contenu dans Internet (c’est l’entreprise de Google que d’ontologiser le réseau). Il faudrait bien sûr détailler le motif de cette sortie dans le monde, mais le temps nous manque.

La seconde catégorie qui me semble définir la relation entre le monde et Internet est le contact. J’entend par contact quelque chose qui en touchant est aussi touché, c’est-à-dire la réciprocité du sentant et du senti. Il me semble que ce modèle n’est pas seulement anthropologique, il concerne toutes choses, car toutes choses peut rentrer en contact avec autre chose et il n’y a aucune raison de faire de la conscience humaine l’échelle de valeur de la perception. Il y a non seulement un sentir de la guêpe, mais aussi de l’orchidée, de la pierre et de l’écran. Le propre de ce contact est que la donation est aussi un retirement, que l’accès est aussi une obstruction, parce que le contact est fugace, temporaire, c’est un événement et que comme tout événement il a une fin. Dans Se toucher toi (2004), en déplaçant sa main au dessus d’une surface vitrée, on manipule une image vidéo qui représente les mains d’un homme et d’une femme. On peut les faire se toucher, se séparer, se frôler. Après un certain laps de temps, les deux mains semblent ne plus répondre à nos ordres manuels. Elles se touchent librement parce que l’installation existe dans un autre espace physique et sur Internet. Ce que nous voyons est à présent le résultat de l’interaction d’autres. Il y au coeur du contact un desaisissement, une déprise, parce que c’est la différence entre ce qui prend et ce qui lâche qui conditionne la possibilité du contact comme intensité, c’est-à-dire comme différence. En ce sens le contact du monde et d’Intermet prend la forme d’un reflux : le contact n’est pas une fusion ou une identification stable, mais un devenir qui peut toujours s’effondrer, se disloquer, être ensevelit. Le monde est toujours au bord de sa destruction. C’était ce reflux qui était aussi à l’oeuvre dans I Just Don’t Know What to Do with Myself (2007) : l’empreinte digitale ne sert plus à identifier mais à transformer. Là encore, il serait nécessaire de développer et d’indiquer que cette différence au coeur du contact n’est pas sans rapport avec le paradoxe du sens intime kantien et deleuzien, quand je me sens exercé sur moi et non par moi.

La troisième catégorie que je voudrais aborder est l’économie du réseau. La question économique est cosubstancielle à Internet parce que c’est par ses échanges et sa rapidité automatisée que la mondialisation s’est financiarisée. Il y a une ressemblance étrange entre notre relation à Internet et le flux permanent de la spéculation, ce présent continuel, compulsif, fragmenté. L’économie qui devrait être le décodage et le barrage des flux, en est une forme privilégiée : c’est le flux intégral. Elle est ce par quoi le flux nous déborde, afflux. Face à l’économie nous ne savons pas quoi faire, comment agir, comment réagir. Les puissances en jeu semblent dépasser notre pouvoir. Est-ce la forme contemporaine du destin et de la transcendance ? L’économie et la finance sont un secteur d’activité qui lie totalement le monde matériel et la logique numérique, elle est le pont matériel entre l’infrastructure et la superstructure et c’est pourquoi de nombreux projets artistiques ont abordés la question économique, soit en proposant des alternatives, comme dans le cas du copyleft, soit en en exhibant ironiquement l’absurdité comme dans Google will eat itself (http://gwei.org) selon une autophagie, soit en radicalisant l’économie de l’accès par le customérisme, c’est-à-dire par la capacité de produire à l’unité et selon la demande. J’avais thématisé cette question voici quelques années avec le concept d’économie 0, cad un système dans lequel les sorties et les entrées d’argent s’annulent et se mangent l’un l’autre, eatyourself.

Capture est un groupe de rock prolifique. Il ne cesse de créer de nouveaux morceaux en allant chercher selon des critères déterminés des paroles sur Internet et en composant de la musique générative. Les concerts durent 8 heures ou plus et sont l’occasion de nouvelles productions picturales et sculpturales dépendantes du contexte. Capture a une vie sociale sur Internet très active, chaque minute il diffuse de nouveaux messages sur Facebook et Twitter. Un grand nombre de tâches sont automatisées de sorte que même les membres de groupe ne peuvent pas tout entendre. Alors que l’industrie musicale ne cesse d’annoncer sa mort, Capture renverse les données du problème. En étant très productif, Capture excède la possibilité même d’être écouté.

Prenons un peu de recul à présent et observons les événements politiques de ces dernières années. De nouvelles formes révolutionnaires ont vu le jour et à chaque fois que les multitudes ont pris le pouvoir (fut-ce temporairement) Internet fut le principal moyen d’organisation de leur lutte. Il ne faut pas idéaliser le réseau et y voir la solution pour libérer le politique, c’est-à-dire la chose public, car Internet est aussi un moyen de contrôle et de surveillance dont nous avons encore du mal à percevoir les conséquences. Il y a bien une dialectique entre l’autorganisation des multitudes, non hiérarchisées, démocratiques mais sans représentation, et l’hyperstructure constituée des pouvoirs. Il est tout de même remarquable que le passage à l’acte révolutionnaire ce soit systématiquement organisé grâce à Internet ces dernières années, ce qui peut fort bien s’expliquer par le fait qu’Internet est le flux sur lequel circule des techniques, des existences et des réalités. Cette omniprésence politique d’Internet a une conséquence profonde sur le netart et sur la conception que nous devons retenir du réseau : il ne s’agit pas d’un médium spécifiquemenu artistique à la manière de la peinture, de la sculpture ou du cinéma, c’est pourquoi le médium et l’inscription ne tendent pas vers leur autonomie, en tout cas pas seulement. C’est un milieu beaucoup plus diffus présent à divers degrés de la société. Lorsque nous analysons les influences d’Internet sur l’art, il serait absurde de limiter notre champ d’investigation au netart. Il faut aller plus loin et penser la manière dont Internet a modifié l’ensemble des comportements du milieu artistique, tant au niveau des artistes, médiateurs et public. Il est remarquable que dans son immense majorité le monde de l’art contemporain concoive avec une certaine méfiance et parfois du mépris Internet d’un point de vue artistique alors même que chacun passe son temps à travailler dessus. Ceci s’explique par la différence entre l’infrastructure et la superstructure. Certaines oeuvres non-numériques parlent de ce monde du réseau, ce qui montre bien cette influence généralisée et en même temps par cette généralisation la dissolution de la spécificité du médium qui se fond à présent dans le monde. Sans doute est-ce le signe d’un changement dans la relation entre oeuvre d’art et ontologie.

CONCLUSION

Au fil de ce parcours, j’ai tenté d’inventer une grille d’analyse dynamique du netart dépassant les taxidermies classiques et les classements par catégories artistiques classiques comme la performance, l’installation, la poésie, etc. Cette grille d’analyse prend sa structure du réseau lui-même et entretient avec lui des liens organiques. Il va de soi que cette proposition doit être ajustée à chaque cas particulier parce que notre regard doit s’adapter à l’oeuvre et non l’inverse. Je vais pour résumer cela vous proposer un schéma qui reprendra rapidement les différents éléments abordés.

On peut penser qu’Internet, malgré sa sous-représentation dans les manifestations internationales, a transformé de façon globale le monde de l’art, la manière de travailler et de communiquer, comme tout le reste. Le netart n’est pas coupé de la société. Internet nous a fait comprendre que les artistes ne sont décidément plus à l’avant-garde mais sont dans la société.

Cette histoire n’est pas close. Des artistes comme Emmanuel Lagrande Paquet, Vincent Charlebois,Facebook SKOL ou Emilie Gervais entreprennent de nouvelles approches. Ils semblent vivre sur le réseau, aspirer toutes ces choses dont nous avons parlé. On ne sait pas très bien ce qu’ils font, donc ils font…