L’imagination comme méthode
«L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits» (André Breton, Manifeste, OC I, 316)
Utiliser l’imagination comme méthode peut être étonnant tant les deux semblent s’opposer au cours de l’histoire et tout particulièrement chez Descartes. Même si cette opposition a été récemment questionnée lors du colloque « Image, imaginaire et imagination chez Descartes et ses contemporains » qui s’est tenu à l’université de Strasbourg du 29 au 30 mars 2017, l’imagination comme méthode n’est-elle pas un oxymore, car la première serait source d’illusions et la seconde devrait nous orienter vers la vérité ?
Ceci est particulièrement vrai dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA) et de l’imagination artificielle (ImA) où les fantasmes semblent nombreux jusqu’à motiver une partie de l’innovation technologique nourrie par les fictions transhumanistes. Ne faudrait-il pas justement pour approcher ces domaines faire usage d’une méthode rigoureuse, distinguer la réalité du fantasme afin, pour ainsi dire, de dégonfler la baudruche singulariste ?
Si cette mise à plat est un préliminaire indispensable et doit faire usage des sciences cognitives, de l’informatique et des mathématiques, elle n’est pas le dernier mot de la réflexion. Ces trois disciplines sont bien au cœur des développements de l’IA et l’ImA et elles donnent un socle à la réflexion, mais on doit leur ajouter :
- une contextualisation historique des concepts,
- une analyse de l’imaginaire à l’œuvre dans l’ordre social,
- une réflexivité des processus décrits.
Si les fictions transhumanistes sont d’un certain point de vue inexactes tant elles prévoient un futur fantasmé, elles peuvent être performatives et suscitent, au cœur de l’inexactitude, des conséquences. Nous sommes tissées de fictions qui structurent des significations dans la contingence ontologique. De plus, il n’est pas si évident que l’on puisse d’un point de vue théorique s’en débarrasser aisément tant elles se fondent sur l’entrecroisement entre théologie et technologie qui est peut être l’un des ressorts profonds de l’histoire occidentale (une relecture d’Heidegger serait nécessaire selon cet axe). De plus, elles ont des effets sur le corps social, elles imprègnent la société chacun y réagissant. Il faut bien comprendre que, quelle que soit la position qu’on adopte, enthousiaste ou conjuratoire, ces fictions capturent notre attention et structurent déjà l’esprit d’une époque (Zeitgeist). Cette efficace de la fiction ne peut être effacée au nom d’une vérité dont la seule mesure serait l’exactitude scientifique.
C’est alors sur la réflexivité de l’IA et de l’ImA que l’imagination se révèle importante. Nous définissons l’imagination comme production d’images. Cette production se divise en deux champs : les images mentales et les images matérielles. Les secondes ne sont pas le simple produit des premières, tant l’heuristique matérielle a été soulignée par nombre d’artistes pour lesquels l’œuvre n’est pas le simple fruit de la projection d’une intériorité, mais participe de la rencontre entre un projet et une matière.
Par cette définition simple de l’imagination, nous abandonnons consciemment certaines approches de la créativité qui nous semblent philosophiquement surdéterminées par une certaine conception de la subjectivité, de l’instrumentalité et de la causalité. Ainsi considérer que la créativité est la capacité à produire un contenu qui soit à la fois nouveau et adapté (voir Psychologie de la créativité de Todd Lubart et al) c’est immédiatement supposer une certaine idée de la nouveauté dont on comprend mal le contexte permettant d’en mesurer le niveau et de l’adaptation dont le degré ontologique est là encore imprécis. C’est surtout, par cette définition, exclure une très grande partie de l’art contemporain qui fait souvent référence à une histoire et à un contexte, produisant ainsi un sentiment de déjà-vu, et qui est inadapté tant il ne répond pas à une fonction explicite. Par la notion de créativité, on en arrive à ce paradoxe que l’une de ses sources historiques, l’art, en semble exclue ou qu’on donne à l’art une définition naïve parce qu’on a pas déplié les présupposés hstoriques et conceptuels des termes utilisés pour la définir.
L’imagination devient une méthode quand on la dédouble. Ainsi, produire une image c’est toujours produire deux images : une image et une image d’image, c’est ainsi que la production d’images est liée de part en part à la mémoire (se référer à Bergson et Husserl sur la relation entre image et mémoire). L’image de l’image permet de réfléchir celle-ci, de la mettre à distance et de l’observer, bref de la constituer comme objet. C’est dire que l’imagination n’est pas seulement une faculté, elle est aussi une expérience scindée. On imagine quelque chose et on s’imagine imaginer. Si on applique ce dédoublement aux fictions transhumanistes, on comprend que les critiquer ne suffit pas à résoudre leur performativité parce qu’on se fait des fictions de ces fictions. Ce double niveau constitue l’imagination comme méthode. On pourrait nommer celle-ci l’imagination (de l’imagination), jeu de parenthèses permettant de témoigner de son double statut.
Réfuter l’ImA parce que les machines ne sont pas douées d’imagination c’est supposer que l’être humain en est doué et oublier la leçon de Turing réduisant l’intelligence à n’être qu’un bourdonnement dans la tête. Appliquées à l’imagination, nous devons estimer que le statut de celle-ci est par nature incertain. C’est aussi penser qu’il n’existe qu’un modèle d’imagination qui est anthropologique et être dans l’incapacité de penser d’autres imaginations ahumaines. C’est aussi souvent estimer que les RNN et GAN ne sont que des calculs statistiques qui ne sauraient produire une imagination, et c’est par là même essentialiser celle-ci et estimer qu’il y a une équivalence entre les causes techniques et les effets esthétiques. C’est donc supposer une certaine ontologie essentialiste, alors même que nous pourrions, en suivant Turing, adopter un formalisme relationnel : les éléments sont postérieurs à leur relation.
L’imagination est une méthode en tant qu’elle imagine son objet qui dans le cas de l’ImA est une imagination. Elle dote notre approche de réflexivité et fait de l’imagination non pas seulement un objet, mais aussi une expérience. J’aimerais nommer celle-ci empirisme de l’imagination transcendantale. Derrière cette formule technique, il s’agit de désigner la capacité d’expérimenter l’ImA du dehors, comme lorsque nous regardons quelqu’un rêver et nous imaginons ses rêves, et d’ainsi toucher aux limites mêmes de l’expérience. Nous héritons cette méthode d’Anne Sauvagnargues (Deleuze. L’empirisme transcendantal) et elle nous semble complémentaire des approches informatiques et cognitives. Avec elle il ne s’agit plus seulement de distinguer ce qui est vrai et faux, selon des critères souvent problématiques, mais d’expérimenter les limites et les conditions de l’expérience. Les approches dites “sérieuses” reproduisent souvent des présupposés questionnables parce qu’elles ne s’interrogent que rarement sur leurs conditions transcendantales. L’un des symptômes frappants de cette limite est, dans le domaine de la créativité, les erreurs patentes quant à la définition de l’art qui semble relever d’une conception héritée du romantisme. L’imagination ajoute l’humour d’un redoublement réflexif et par là même elle devient un mode de connaissance. Les concepts sont des images mentales et appartiennent donc au domaine de l’imagination.
Pour conclure temporairement cette courte note, j’aimerais souligner que l’empirisme de l’imagination transcendantale a des points communs avec le dédoublement du générateur et du vérificateur dans les réseaux récursifs de neurones. Il opère selon une structure analogue.