La quatrième mémoire / The fourth memory
Si les réseaux récursifs de neurones semblent associer des fonctions contradictoires, reconnaissent et sont capables d’imaginer, surveillent et génèrent, c’est que ce sont des logiciels qui se souviennent de ce qu’ils ont en mémoire. Mais cette mémoire n’est ni vive ni morte, elle n’est pas simplement le rappel à l’identique du fichier enregistré sur un support matériel. La mémoire des réseaux récursifs de neurones a poursuivi un peu plus loin le travail de discrétisation numérique en transformant les données en probabilité statistiques. De sorte que leur mémoire, si elle se rappelle, invente un peu et mélange les formes ressemblantes créant un amalgame étrange. Ce n’est pas une mémoire synthétique, terme qui pourrait créer une ambiguïté par rapport à d’autres types de logiciels. C’est une mémoire de chiffonnier, une accumulation par différentes strates où les époques, la datation des documents, peut se télescoper comme si l’espace venait à se plier. Cette mémoire est aussi fidèle qu’elle trahit. Elle n’est fidèle qu’à la mesure de cette trahison parce que la ressemblance suppose que le prochain document ne sera jamais identique au précédent, mais ressemblera à d’autres documents.
On peut parler de mémoire quaternaire, qu’il faudrait rigoureusement définir en suivant le fil conducteur laissé par Bernard Stiegler : une mémoire de mémoire où les nouveaux documents « expriment » les traces de la mémoire ternaire, se souvenant donc que je me souviens comme si nous étions du dehors.
En travaillant sur la série des images murales pour un été au Havre, j’ai utilisé pour les visages un code permettant non pas seulement de les restaurer dans leur état initial, mais par cette restauration de les animer d’une vie étrange. En effet, les photographies d’archives utilisées appartiennent principalement à la fin du 19e et au début du 20e siècle, avant la destruction de la Seconde Guerre mondiale qu’a subie cette ville. Par le logiciel de restauration, on utilise en arrière-plan des images qui sans aucun doute sont postérieures et qui donc réactualise les visages passés.
L’avoir-été indiciel de la photographie classique, transforme sa revenance. Ce sont des technologies spectrales, dont l’esthétique est l’hanthologie. J’avais déjà utilisé ce concept de Jacques Derrida en le déplaçant sur la réalité virtuelle qui me semblait constituer la hantise métaphysique telle qu’elle s’était développée en Occident. Avec les réseaux, récursifs de neurones et leur mémoire à la limite du mort et du vif, de la réparation et de l’invention, on reprend des images passées et on en modifie des éléments en superposant implicitement des couches de temps antérieures et postérieures, leur donnant une paradoxale actualité intempestive : faire revivre (de) se souvenir.
La discrétisation numérique n’est donc nullement une simplification et un réductionnisme univoque. Elle peut en effet tout aussi bien constituer un outil de perception artificielle qui surveille et qui sait distinguer, avec plus ou moins de précision, ce qui se répète et ce qui est exceptionnel, c’est-à-dire ce qui est dans sa mémoire et ce qui est hors sa mémoire, produisant une séparation entre répétition et différence. Mais elle peut également être le fondement d’un monde où les deux communiquent et se permutent, car elle est capable de générer fidèlement en trahissant et d’accentuer la hantise stratificatrice du temps en ayant traité d’immense amas de données culturelles. On aurait donc bien tort de vouloir les simplifier à un seul destin ou croire que celui-ci dépend de nos choix, méthode qui reproduit la structure de la volonté de puissance. Leur destin est ambivalent, structurellement ambigu et incertain, car certaines technologies loin d’être des instruments à notre service sont l’expression, par sédimentation idéologique et logistique, des structures les plus profondes de notre civilisation et exprime l’ambiguïté de construction. Tout comme la réalité virtuelle, mais sur d’autres concepts, l’induction statistique pourrait être considérée comme quelque chose qui vient nous hanter : un passé qui ne passe pas, car il n’est pas encore advenu, pas encore réalisé, et ne le sera peut-être jamais. Cette historialité est la réserve de possibles sur lequel se fonde le destin de cette technologie.
Se souvenir et divaguer, reconnaître et inventer jusqu’à ce que cette mémoire se génère à l’endroit même où la réalité factuelle et la réalité des possibles semblent devenir inextricables pour produire une perspective. Il y aura pour certains quelques étonnements à ce que ce soit le numérique, réduit à leurs yeux à de simples mathématiques primaires, qui soit l’expression de cela. Mais ce serait encore là une erreur que de croire que les technologies ne sont que le programme, une erreur toute platonicienne qui cherche à tout réduire à du langage idéal, car cette technologie est aussi un jeu de sédimentation avec d’autres structures matérielles et mémorielles. Il faudra dans les années à venir voir comment, d’un point de vue esthétique, l’induction statistique constitue notre hantise historiale, comment elle fait revenir tous les spectres onto-métaphysiques et en crée de nouveau à partir de ceux-ci, et comment les données sur lesquelles nous avons inscrit nos mémoires et notre culture viennent nous hanter comme du dehors, non pas seulement du fait de la quantité dépassant nos capacités perceptives, mais du fait du caractère indissociable de leur reconnaissance et de leur générativité.
If recursive neural networks seem to combine contradictory functions, recognize and are able to imagine, monitor and generate, it is because they are software that remembers what it has in memory. But this memory is neither live nor dead, it is not simply the identical recall of the file recorded on a material support. The memory of recursive neural networks has continued the work of digital discretization a little further by transforming the data into statistical probabilities. So that their memory, if it remembers, invents a little and mixes the similar forms creating a strange amalgam. It is not a synthetic memory, a term that could create ambiguity with respect to other types of software. It is a ragman’s memory, an accumulation through different strata where the eras, the dating of the documents, can telescope as if the space had just bent. This memory is as faithful as it betrays. It is faithful only to the extent of this betrayal because resemblance implies that the next document will never be identical to the previous one, but will resemble other documents.
One can speak of quaternary memory, which one would have to rigorously define by following the thread left by Bernard Stiegler: a memory of memory where the new documents “express” the traces of the ternary memory, thus remembering that I remember as if we were from outside.
While working on the series of mural images for a summer in Le Havre, I used a code for the faces that allowed me not only to restore them to their original state, but through this restoration to animate them with a strange life. Indeed, the archival photographs used belong mainly to the end of the 19th and the beginning of the 20th century, before the destruction of the Second World War that this city underwent. Through the restoration software, images are used in the background that are undoubtedly later and that therefore update the past faces.
The indexical having-been of the classic photography, transforms its revenance. They are spectral technologies, whose aesthetics is the hanthology. I had already used this concept of Jacques Derrida by moving it on the virtual reality which seemed to me to constitute the metaphysical haunting such as it had developed in Occident. With the networks, recursive of neurons and their memory at the limit of the dead and the alive, of the repair and the invention, one takes back past images and one modifies elements of it by superimposing implicitly layers of previous and posterior time, giving them a paradoxical untimely actuality: to make relive (of) remember.
The numerical discretization is thus by no means a simplification and a univocal reductionism. It can in fact just as well constitute a tool of artificial perception that monitors and knows how to distinguish, with more or less precision, what is repeated and what is exceptional, that is to say, what is in one’s memory and what is outside one’s memory, producing a separation between repetition and difference. But it can also be the foundation of a world where the two communicate and permute, because it is able to generate faithfully by betraying and accentuating the stratifying haunting of time by having processed immense heaps of cultural data. It would be wrong to simplify them to a single destiny or to believe that it depends on our choices, a method that reproduces the structure of the will to power. Their destiny is ambivalent, structurally ambiguous and uncertain, because some technologies far from being instruments at our service are the expression, by ideological and logistic sedimentation, of the deepest structures of our civilization and express the ambiguity of construction. Just like virtual reality, but on other concepts, the statistical induction could be considered as something that comes to haunt us: a past that does not pass, because it has not yet happened, not yet realized, and perhaps never will. This historicity is the reserve of possibilities on which the destiny of this technology is based.
Remembering and rambling, recognizing and inventing until this memory is generated at the very place where factual reality and the reality of possibilities seem to become inextricable to produce a perspective. Some people will be astonished that it is the digital, reduced in their eyes to simple primary mathematics, that is the expression of this. But it would still be an error to believe that technologies are only the program, a Platonic error that seeks to reduce everything to ideal language, because this technology is also a game of sedimentation with other material and memory structures. It will be necessary in the years to come to see how, from an aesthetic point of view, the statistical induction constitutes our historical haunting, how it brings back all the onto-metaphysical specters and creates new ones from them, and how the data on which we inscribed our memories and our culture come to haunt us as from outside, not only because of the quantity exceeding our perceptive capacities, but because of the indissociable character of their recognition and of their generativity.