Communication et études de l’IA : mémoire du futur – interfaces-numeriques
https://www.unilim.fr/interfaces-numeriques/4088
Franck RENUCCI , Benoît Le BLANC et David GALLI
Pour aborder la question de la mémoire du futur, ce texte se centre sur un récit de vie que nous avons recueilli auprès de Grégory Chatonsky, artiste dont la production est fortement imprégnée par les outils d’intelligence artificielle. Parmi ces outils, les réseaux génératifs antagonistes (GAN) posent des questions cruciales sur la créativité, sur l’imagination, sur le temps, sur le vivant et l’artificiel et sur l’œuvre d’art dans son ensemble.
études de l’IA
mémoire
temps
Grégory Chatonsky
GAN
Sommaire
- Introduction
- De l’extinction à l’imagination artificielle
- L’art de la mémoire : la question du temps
- La question du temps: l’art de la mémoire
Texte intégral - Introduction
Dans la pièce où nous l’écoutons faire le récit de sa vie d’artiste – qui n’est pas son atelier – on voit des réseaux génératifs antagonistes (GAN) en train de travailler sur la proposition de nouveaux scénarios. Mais pour l’instant, le logiciel apprend, récupère les données. Derrière Grégory Chatonsky, sur son étagère, trône une sculpture réalisée à partir de « l’imagination artificielle » et d’une imprimante 3D. Enfin, au milieu du mur central de la pièce, un « paysage artificiel » y est encadré. Il s’agit d’un paysage produit par un GAN où l’on voit une planète avec de nouvelles formes, des ombres, du sable, des jeux de lumière : tout cela est très réaliste mais n’a jamais existé. Ce paysage artificiel est issu d’une production de forme automatisée. C’est ce que l’on retrouve également dans son concept de médias de médias ; médias « qui sont produits automatiquement par une machine à partir de médias qui ont été au moins en partie réalisés par des êtres humains ». En ce sens, l’automatisation que l’on retrouve dans certaines des installations est une production médiatique à partir de la mémoire de médias anthropologiques. Et ce passage, nous dit Grégory Chatonsky, « n’est rendu possible que par le big data ».
Note de bas de page1:
Nous produisons depuis trois ans des récits de vie auprès d’adolescents, chercheurs et artistes en créant un cadre d’enquête non directif, propice à l’inattendu d’un mot, d’une anecdote, d’une émotion. À partir des propositions de Daniel Bertaux dans Le récit de vie (2016), nous avons adapté la méthode pour traiter des questions de communication en y introduisant des concepts tels que la bifurcation, l’attachement, les émotions.
Note de bas de page2:
À la fois dans notre cadre théorique et dans l’approche méthodologique, nous distinguons les « émotions » des « sentiments ». Les émotions sont « la série des changements qui se produisent dans le corps et le cerveau », tandis que les sentiments sont « la perception de ces changements » (Damasio, 2017, p. 11).
Note de bas de page3:
La chercheuse nomme cela une « ethnographie intime », expression que l’on retrouve en page 16 de l’un de ses ouvrages qui fait aujourd’hui référence : Seuls ensemble (2015).
L’artiste franco-canadien produit un récit de vie. Cette méthode que nous importons en sciences de l’information et de la communication1 permet de s’intéresser à l’histoire de l’individu. La parole de l’artiste s’échappe grâce à un cadre non directif : il y a deux à trois questions, sans contrainte autre que la présence du regard du chercheur. Ce dernier prend note des émotions2 qui surgissent et renseignent le rapport de l’artiste à la machine. L’histoire de vie, caractérisée par une série d’événements inscrits dans la mémoire autobiographique (Damasio, 2017) est ainsi racontée par une mise à distance. La reconstitution des émotions qui font sens constitue un cheminement dont on retrace ensuite les lignes sur un schéma lors de l’analyse. Le jeu du récit de vie consiste à faire état de trajectoires de vie : on reconstitue des souvenirs et on en crée d’autres qui n’ont parfois jamais existé. Sherry Turkle, chercheuse au Massachusetts Institute of Technology, développe une technique similaire3 pour déceler le rapport qu’entretiennent les individus aux machines. Dans notre cas, nous pouvons nous demander ce qui, finalement, amène l’artiste à intégrer la technologie à sa pratique. Et c’est par le récit de vie, imparfait, remanié, que nous décelons ce qui fait sens pour l’artiste à travers les sentiments. Dans le récit de vie, nous attendons l’inattendu.
- De l’extinction à l’imagination artificielle
Note de bas de page4:
Voir la vidéo : https://www.youtube.com/watch ?v =JRBkwQwy6n0
L’intérêt de ce récit de vie n’est pas de retracer l’ensemble des installations de l’artiste. Ce que l’on observe en revanche, c’est qu’une trajectoire singulière amène Grégory Chatonsky vers la pratique de l’intelligence artificielle. Il est encore adolescent à la fin des années 1980 quand on observe déjà chez lui un attrait certain pour les évolutions technologiques. Mais peu à peu, c’est la question de la mémoire et plus particulièrement des traces laissées par l’humanité avant son extinction qui l’amène à créer de nouvelles installations. L’IA apparaît aujourd’hui sur deux niveaux chez Chatonsky : d’une part comme avancée technologique qui lui permet de transmettre le questionnement de l’extinction aux visiteurs, et d’autre part comme pratique de la machine au cœur de son art4.
Note de bas de page5:
Grand Prix Möbius (1999), plus de trois ans de travail, les textes sont lus par Catherine Deneuve, Richard Berry et Hubert Saint-Macary : : http://chatonsky.net/deportation/
Note de bas de page6:
Cf. http://chatonsky.net/dislocation/
Après Mémoires de la déportation5 (1999) qui est une création issue d’interviews, de compilation de traces de déportés et d’une volonté de sensibilisation, Grégory Chatonsky s’interroge sur « ce qui se passe après l’extinction ». Le 11 septembre 2001, ce questionnement s’amplifie lorsqu’il voit « le retour du dramatique, de l’absurde, de la détérioration de l’espèce humaine et de la planète ». Ainsi débute un cycle de travaux sur la représentation de la destruction comme dans Dislocation (2003)6. Progressivement, et jusqu’en 2019, Chatonsky cherche à mettre les visiteurs de ses expositions dans des situations spéculatives « imaginaires, non réelles », qui leur permettent de revenir après coup, avec « un œil nouveau, sauvage, et intéressant sur la réalité ». En les mettant face à leur propre extinction – où la technique ne serait que la mémoire de l’humanité – cela provoque une figure de temps anticipative, « une prétérition », pour revenir à aujourd’hui.
Note de bas de page7:
Au cours de son récit de vie, Gregory Chatonsky nous dévoile un souvenir d’enfance qui a marqué son rapport à l’Egypte ancienne : « un mercredi après-midi – je dois avoir sept ans – je tombe littéralement amoureux des salles égyptiennes du Musée du Louvre. Et là… je reste un long moment devant la sculpture du Scribe accroupi, ému ».
Note de bas de page8:
Cf. La présentation de Terre seconde et le très intéressant dialogue entre Grégory Chatonsky et Emanuele Coccia : http://chatonsky.net/earth/
Pour lui, ce n’est que par la spéculation sur un futur que nous pouvons prendre en compte la disparition probable de l’espèce humaine. Et « c’est l’art qui peut le faire, car l’art est une question d’imagination et de fiction ». D’ailleurs l’art ultime, celui qui revient à l’attrait dans son enfance pour l’Egypte ancienne7, Chatonsky nous dit que c’est « l’art mortuaire qui ne disparaît jamais ». L’art égyptien est issu d’une civilisation disparue mais constitue encore le coeur des expositions les plus visitées. Pour notre civilisation actuelle, Grégory Chatonsky imagine que les données des data center puissent être les dernières traces laissées par l’humanité. Cette idée est un point de départ pour plusieurs installations importantes. Notons à ce propos Telofossils à Taiwan en 2013, où l’on repère le 11 septembre, l’Egypte et l’extinction. Mais plus près de nous également, en 2019, Terre seconde8 au Palais de Tokyo (Paris). Ne sommes-nous pas en train de créer un monument fait de données pour l’espèce humaine qui est en train de disparaître ? C’est une approche originale, mais aussi un combat militant de l’artiste. La question du temps apparait sous la forme d’une mémoire du futur.
Figure 1 : Exposition : “TERRE SECONDE”, Palais de Tokyo, Paris, France.
Figure 1 : Exposition : “TERRE SECONDE”, Palais de Tokyo, Paris, France.
- L’art de la mémoire : la question du temps
Note de bas de page9:
C’est ce que souligne merveilleusement bien Siri Hustvedt dans les Mirages de la certitude. Essai sur la problématique corps/esprit Actes Sud, 2018.
La question du temps est souvent présente mais tellement complexe quand on l’articule à celle de la mémoire. On pourrait déjà noter que les horloges des algorithmes informationnels sont de plus en plus prégnantes. Elles dictent le quotidien. Or les temps de la mémoire et celui de la communication humaine sont autres. Ils sont faits de décalages, d’écarts, de plis, de temps de repos, de rythmes partagés et de synchronies, dès le plus jeune âge9. Dès lors de quelle temporalité nous parle Gregory Chatonsky ?
Note de bas de page10:
C’est ce que l’on peut découvrir en lisant l’ouvrage de Carlo Rovelli, L’ordre du temps, Flammarion, 2018.
Note de bas de page11:
Cet inconscient, selon Sigmund Freud et Jacques Lacan, ne connaîtrait pas le temps.
En fait, nous ne savons pas définir le temps, très polysémique. Les philosophes en ont fait de très nombreuses théories. Les physiciens aussi. Il n’existerait peut-être pas. Les dernières théories l’annoncent comme inexistant10. Il est présent dans les discours mais impossible à saisir. Il existerait aussi un inconscient11 qui résiste à la flèche du temps, au passé, comme au futur.
Note de bas de page12:
Cf. Alberini C (2013)
Note de bas de page13:
Selon Antonio Damasio (2017).
Note de bas de page14:
On pourra lire à ce sujet les ouvrages de François Ansermet et Pierre Magistretti (2004, 2011 ; 2010).
Les algorithmes exploitent le temps. Ils nous donnent l’illusion de la continuité. Le temps devient un moteur du continu pour une société qui se fragmente. Or même si nos neurones sont assimilés à des oscillateurs non linéaires, de nombreux déphasages, décalages existent en nous et avec l’autre : horloges biologiques, sujet clivé entre le signifiant qui le représente et ce qu’il est à un certain temps, traces temporairement labiles12, marqueurs somatiques13, plasticité neuronale et reconsolidation, plasticité synaptique et « après-coup », anticipation d’états, diachronie et synchronie14. Ces battements produisent d’infimes discontinuités et des ruptures d’équilibre dans une société post-contemporaine dont le futur tendrait à définir le présent.
Note de bas de page15:
https://diacritik.com/2016/10/24/armen-avanessian-et-suhail-malik-le-temps-complexe-sur-le-postcontemporain/
Une mémoire du futur apparaît. Comme on le verra Grégory Chatonsky incarne de par son travail d’artiste cette discontinuité. Cette temporalité post-contemporaine est à saisir entre les travaux hétérogènes d’Armen Avanessian et ceux de François Ansermet. Armen Avanessian amène avec le théoricien de l’art, Suhail Malik, le concept de post-contemporanéité qui s’articule à celui de « temps-complexe » (The Time-Complex. Postcontemporary). La direction du temps a changé : « Le temps change. L’action et l’expérience humaines ont perdu aujourd’hui de leur primauté […]. Désormais, les premiers rôles sont tenus par des systèmes complexes, les infrastructures et les réseaux au cœur desquels le futur remplace le présent comme condition structurante du temps. […] Le futur a lieu avant le présent, le temps arrive du futur »15. De son côté François Ansermet dans Prédire l’enfant (2019, p. 25) étudie les liens entre la procréation et la prédiction. « La prédiction télescope le temps, réalisant la présence du passé dans un présent, qui révèle un futur déjà joué ». L’incidence des technologies sur le vivant fait que le temps s’amalgame. Avant de poursuivre, on notera donc ces deux dimensions : « le présent n’est dorénavant plus principalement déduit du passé » (Avanessian) ; « la prédiction met le passé devant soi » (Ansermet). Parler de temps complexe est un euphémisme. Reste que l’on peut encore et toujours se laisser surprendre par l’inattendu.
Grégory Chatonsky le précise : l’IA en art n’a pas la même portée qu’en sciences. En computer sciences, l’IA est un test d’efficacité, instrumental, les chercheurs « ne pensent pas radicalement et historiquement » lorsqu’ils la pratiquent. En art en revanche, avec l’IA on se laisse surprendre, on est à l’affut de la production inattendue. La technique a du mal à nous surprendre si on reste sur le test d’efficacité : l’art ouvre sur des possibilités qui n’ont pas été prévues. En sciences, l’humain est la fin de toutes choses, mais pas en art, notamment contemporain. Chatonsky voit l’inattendu comme quelque chose qui « dépasse l’être humain par l’être humain ». L’art serait donc un associé majeur de changement si l’on ne veut pas voir l’IA se diriger vers un dispositif sans pilote, autonome, absurde et sans contrôle.
Rappelons qu’au centre du dispositif de l’intelligence artificielle, il y a surtout la mémoire, l’apprentissage et la représentation. Mais pour Chatonsky, l’IA deviendrait plutôt ce qu’il appelle une » imagination artificielle ». Les logiciels n’ont pas d’intelligence, ils produisent seulement de la représentation. L’imagination va plus loin, c’est la production d’images, de manière plus réflexive. L’imagination artificielle joue sur le remaniement des représentations pour créer de nouvelles images, inexistantes. Depuis certaines étapes franchies par le deep learning, la machine ne bat plus simplement l’humain aux échecs : « elle crée de l’imaginaire ». De plus, on peut « voir une machine en train de faire une erreur » : la machine sort de la vérité de la technique. Elle va apprendre à faire des « choses ressemblantes », comme dans l’histoire de l’art. C’est en cela que l’IA est stimulante pour Grégory Chatonsky, pas parce qu’elle pourrait dépasser l’humain ou non.
L’artiste lui-même travaille avec l’imagination artificielle, ce n’est pas seulement un concept. Chatonsky « programme, coupe des morceaux de codes, lit des articles scientifiques, récupère des codes sources ouverts » et comme il n’est pas informaticien comme son frère, il fait des erreurs. C’est particulièrement intéressant lorsqu’il utilise ces réseaux génératifs antagonistes (GAN), une sorte de logiciel « qui se bat contre lui-même ». Comme dans l’intelligence artificielle classique, on fournit à la machine des données qui lui permettent d’apprendre. Ensuite, il y a au sein du logiciel un « générateur » qui crée de nouvelles images en attendant une réponse d’un « vérificateur » qui valide ou non s’il y a une correspondance à la série d’images de départ. Dans cette lutte, on voit le résultat progressivement apparaître en fonction des réponses du vérificateur : « c’est émouvant ». Cherchons les logiques de ce qui est en jeu avec l’IA.
L’intelligence artificielle (IA) représente à la fois un ensemble de techniques et un projet. Les techniques sont inspirées à gros traits de tout ce que l’on peut percevoir de l’intelligence « naturelle » ; le projet est celui de rendre toute décision la plus automatique possible et la plus adaptée à la situation rencontrée.
La ligne de mire des informaticiens se pose donc sur la fabrication d’algorithmes décisionnels inspirés par des observations établies par leurs collègues biologistes, psychologues ou sociologues. Mais une fois que ces modèles décisionnels sont produits, chacun se retrouve libre de les appliquer ou de les détourner : c’est ce que font notamment les biologistes, psychologues et sociologues lorsqu’ils tentent d’expliquer les observations faites sur notre monde avec les modèles d’intelligence artificielle.
Notre monde et le vivant ne sont évidemment pas basés sur les modèles que propose l’IA, il s’agit même de la situation inverse, mais l’IA est tellement présente dans les esprits de tous que chacun pense trouver là un nouveau prisme de lecture de notre environnement.
Le domaine de l’Art présente un attrait d’étude tout particulier face aux technologies. Chaque époque a donné lieu à l’exploitation par les artistes des technologies du moment : le chemin de fer pour les impressionnistes ou encore l’ordinateur et les robots pour l’époque actuelle. Il n’est donc pas étonnant de retrouver l’IA comme technique à la base de certaines œuvres d’art. Puisque des algorithmes comme les réseaux de neurones formels sont capables de procéder à un certain apprentissage de la machine, il devient tentant d’exploiter cet apprentissage pour produire des choses nouvelles, des sortes de points intermédiaires entre toute une série de choses existant déjà et fournies à un algorithme.
Dans leur forme classique, les réseaux de neurones formels (RN) sont capables de stocker un ensemble de motifs qu’on leur sert, puis de retrouver lequel de ces motifs correspond le mieux à une entrée qu’on leur propose, même bruitée. Mais ils peuvent aussi produire une sorte de « moyenne » à partir de plusieurs motifs appris et fabriquer ainsi quelque chose qui ne leur a jamais été appris. Des chercheurs ont eu l’idée de renverser ce processus : partir de choses aléatoires et de faire comme si elles venaient composer la moyenne d’autres motifs. Il devient alors possible de remonter à ces motifs qui auraient dû être ceux proposés à la machine par l’humain, mais qui sont en fait eux aussi produits par une machine. Pour fonctionner, ce principe se base sur deux RN : l’un génère un motif et le second évalue la crédibilité de ce motif. Plusieurs passages successifs de l’un à l’autre entre ces deux RN aboutissent à une stabilisation sur un motif formé par quelque chose de parfaitement artificiel tout en étant parfaitement crédible. Ces deux réseaux, « antagonistes » dans leurs fonctions, finissent par générer un nouvel objet dans l’univers des motifs que l’on a appris au réseau évaluateur, grâce à une source aléatoire initiée par le réseau générateur.
Là où un RN classique va apprendre par comparaison entre sa sortie calculée et la sortie attendue, les GAN (réseaux génératifs antagonistes) vont produire eux mêmes une sortie prédite et évaluée. Si les motifs manipulés sont des photographies, les GAN vont produire des images crédibles mais totalement artificielles. C’est le cas des « fake faces », portraits très réalistes de personnes que l’on pense même avoir déjà croisées dans notre vie, bien qu’elles n’aient jamais existé. Il faut alors bien regarder les détails de certains accessoires, comme les branches de lunettes ou bien les éventuelles boucles d’oreille, pour se rendre compte de la supercherie.
Ce principe des GAN ouvre de nouvelles perspectives de création dans la mesure où la machine participe de façon significative à l’élaboration de l’œuvre. Un peu comme dans tous les domaines du quotidien où la cognition humaine est en jeu, l’IA joue un rôle de premier plan dans l’automatisation de la construction d’une décision. Mais, pour le moment, la machine n’est jamais totalement autonome pour échafauder une telle décision. Il reste finalement une part humaine décisive à la fois dans la désignation des points d’intérêt attribués aux données fournies à la machine et dans la détermination de la pertinence posée sur le résultat produit par la machine. Nous avons tous ainsi pris part au moins une fois à des demandes d’identification des zones d’une image qui contiennent tel ou tel indice ; ceci servant à garantir à telle base de données ou à tel site web que nous ne sommes pas des robots. Par ailleurs, une œuvre d’art produite par un algorithme sera de fait choisie par un humain au sein d’un ensemble plus large d’œuvres potentielles. Toujours est-il que les questions de la responsabilité, du risque assumé, de la traçabilité ou encore de l’explication sont aujourd’hui fortement impactées, tout autant que la question de la propriété pour de telles œuvres produites.
Au test de l’imitation proposé par Alan Turing en 1950, la seule véritable réponse fut celle formulée par John Searle au début des années 80 : si on place une personne au sein d’un dispositif permettant de répondre à des questions posées en langage naturel, et si les réponses sont soit élaborées directement par cet humain lorsqu’elles sont données en langue anglaise, soit élaborées en utilisant un algorithme lorsqu’elles sont données en langue chinoise, la personne en question ne sera pas pour autant capable de comprendre le chinois. Ce n’est pas parce que les ordinateurs manipulent des symboles qu’ils en comprennent le sens et ce constat reste tout à fait valide pour les algorithmes sub-symboliques comme ceux des réseaux de neurones.
Cette résurgence du problème de la chambre chinoise rappelle bien que c’est dans notre regard d’humain que nous pensons les machines capables d’usages du sens ou de créations artistiques. Les machines restent des outils et aussi perfectionnées qu’elles soient, le chemin vers la pensée artificielle est si long que l’on ne sait pas encore de quel côté il faudrait l’emprunter. L’émergence du sens nécessite sans doute de bien plus vastes réseaux que ceux que l’on construit actuellement sur nos machines, mais la quantité ne fait pas tout. Le sens nécessite aussi une motivation et un certain regard. Comme toujours, le récepteur joue le rôle principal dans la communication.
- La question du temps: l’art de la mémoire
Note de bas de page16:
Grégory Chatonsky dit nourrir la machine « comme un Tamagotchi de données » dans son récit, en référence aux premières machines japonaises fin XXème siècle dont la jeunesse se prenait au jeu de s’occuper comme avec un animal de compagnie.
Nous relevons que Grégory Chatonsky travaille avec l’imagination artificielle comme un artiste très classique. Comme ce dernier, il travaille avec un médium, une matière. Pour le sculpteur sur marbre par exemple, il y a une heuristique, une résistance de la matière. Le projet va évoluer en fonction de la matière, et l’artiste talentueux est « celui qui va réussir à écouter ce que dit aussi la matière ». Avec l’imagination artificielle, ce n’est pas si différent pour Chatonsky qui a plaisir à nourrir la machine16. Il lui transmet parfois un ensemble de textes de Fernando Pessoa, Samuel Becket ou l’Exégèse de Philippe K. Dick qui va permettre au programme d’apprendre. Puis un nouveau texte va être écrit par la machine : ce sera un brouillon que Chatonsky va réécrire. L’imagination artificielle propose une nouvelle matière. C’est vrai pour le texte, mais également pour les sculptures qu’il réalise avec une grande imprimante 3D dans son atelier. À chaque fois, il travaille la matière à partir de ce qui lui est proposé par la machine.
Figure 2 : Exposition : “TERRE SECONDE”, Palais de Tokyo, Paris, France.
Figure 2 : Exposition : “TERRE SECONDE”, Palais de Tokyo, Paris, France.
Pour Chatonsky, dire que les machines vont remplacer les artistes n’a aucun sens. En revanche, ce travail qu’il opère depuis plusieurs années fait renaitre la précarité de l’humain face à la technique. S’il n’affecte aucun critère anthropologique à l’imagination artificielle, qui est « juste de la statistique », les résultats sont suffisamment intéressants plastiquement pour produire de la réflexion. Aujourd’hui, il y a une déconnexion stimulante « entre la bêtise des logiciels et l’inventivité des résultats ». Et puis, toujours pour Chatonsky – mais pour d’autres artistes également selon lui – il y a un « plaisir à communiquer avec des choses qui ne sont pas humaines mais qui sont de la matière ». Dans la production d’un artiste, il n’y a donc pas seulement lui, mais aussi la technique. Et dans l’atelier, Chatonsky nous fait part de cette sensation qu’il perçoit lorsqu’il voit certaines facultés de la machine se rapprocher de l’humain. La machine l’étonne et nourrit ses propres facultés alors qu’il continue d’entretenir son apprentissage. De cet échange, Grégory Chatonsky conclut que l’artiste, comme l’humain, est lié aux artefacts techniques comme il est lié aux artefacts naturels. Il n’hésite pas à le dire : « l’objet est quelque chose de très émouvant ».
Note de bas de page17:
Sigmund Freud a amorcé dès la fin du XIXe siècle cette réflexion dans son « Projet d’une psychologie », dans Lettres à Wilhem Fliess 1887-1904. Un autre Freud ? (pp. 593-694). Paris, France : PUF.
Note de bas de page18:
Pour s’en sonner une idée, on pourra aussi se référer à l’ouvrage de Libet, B., Kahn, A. (2012). L’esprit au-delà des neurones : Une exploration de la conscience et de la liberté. Paris, France : Dervy.
Note de bas de page19:
Cf. « Neurons wich fire together, wire together” de Hebb, D. O. The Organization of Behavior, New York, John Wiley & Sons, 1949, p. 70.
Il y a un impossible qu’il faut rappeler, entre le vivant et la pensée, entre le biologique quantifiable et le surgissement d’une qualité17. Il existerait un décalage entre le début des événements neuronaux qui conduisent à la conscience de quelque chose (potentialité) et le moment auquel on en prend effectivement conscience (actualité). Cet impossible nouage entre le vivant et la pensée est au cœur de notre modèle de communication entre les humains. Il introduit la question du temps18. Celui-ci est élaboré à partir de l’expérience et l’incidence de l’autre, et des traces qu’elles produisent. Or pour qu’une trace s’incarne, il faut qu’il y en ait une assemblée de neurones actifs simultanément19. Pour l’humain, cette assemblée n’est pas le réseau d’internet. L’humain n’a rien à voir avec un ordinateur qui l’imite mal. Notre mémoire n’est pas celle d’un ordinateur. Notre mémoire réalise le plus souvent une fiction à vivre ou revivre au rythme de nos émotions de façon différente. La communication telle que nous la vivons pourrait donc être pensée à partir d’un tissu de mensonges, de fictions ! On réinvente nos souvenirs à chaque fois différemment. Contrairement à une machine, on a le droit d’oublier.
Note de bas de page20:
Cf. Pierre Magistretti qui se réfère dans ses travaux avec François Ansermet à ceux de Cristina Alberini, Yadin Dudai, Susan Sara.
Comme le montrent si bien François Ansermet et Pierre Magistretti (2004, 2010), la plasticité neuronale est la capacité du cerveau à être modifié par l’expérience, notamment celle de l’autre. Le signifiant d’une expérience équivaut à une trace psychique et à une trace synaptique. Ce qui rappelle « les marqueurs somatiques » établis par Antonio Damasio. L’événement s’incarne. Or, les traces sont temporairement labiles, susceptibles de nouvelles réassociations, de reconsolidation20. Notre mémoire joue des souvenirs reconfigurés au fil du temps. Se souvenir n’est pas percevoir, on a besoin des mots qui donnent du sens à ce que l’on perçoit. Raconter une histoire peut provoquer une émotion, d’autres souvenirs reviennent. Les traces se réassocient à d’autres traces qui viennent de nos perceptions ou du corps, pour d’autres fictions. Le lien entre plasticité synaptique et reconsolidation se manifeste par la reconstruction d’une expérience toujours imparfaite mais qui ouvre à d’autres associations.
Tout se modifie en permanence notamment les souvenirs. On communique cette instabilité en proposant des récits que l’on pense vrais mais qui ne sont que des fictions. Les mythes qui sont proches de la vérité n’ont aucune existence réelle. C’est ainsi que l’on invente, que l’on s’invente, que l’on vit, que l’on pense, que l’on regarde. Les incommunications sont précieuses. C’est pourquoi nous avons réalisé le récit de vie de Grégory Chatonsky. Il montre que le lien entre l’intelligence artificielle et le vivant prend une certaine matérialité avec les réseaux GAN. Une fois programmés, ces outils développent une forme d’autonomie et manifestent une mémoire du futur en miroir : celle de Terre seconde mais peut-être aussi celle qui intervient quand l’artiste décide dans un temps grammatical complexe : le futur antérieur. Grégory Chatonsky aura choisi dans cette matière numérique ce qui était indéterminé auparavant. Il aura provoqué une discontinuité. Terre seconde est dans un temps complexe où passé, présent et futur se télescopent. Dans un réseau de neurones « classique », l’apprentissage est dit supervisé par le programmateur car ce dernier fournit une base d’exemples de sorties attendues du réseau. Le réseau extrapole ainsi, à partir de ce qui a été observé dans le passé, une réponse aux cas que l’on rencontrera dans le futur. Les GAN fonctionnent différemment puisque leur apprentissage se fait à partir d’une amorce aléatoire et d’un aller/retour entre le réseau générateur et le réseau évaluateur. Ils se stabilisent comme les réseaux classiques sur un motif “reconnu”, sauf que là la stabilisation des valeurs ne provient pas des exemples du passé mais de choses totalement générées. Et comme cela permet tout comme précédemment de prédire une réponse à un événement futur, on peut bien voir dans les GAN une sorte de mémoire du futur. Gregory Chatonsky intervient au-delà de toute prédiction car il choisit sa matière. Il décide. Il la façonne.
Ce récit de vie d’un artiste pour qui l’IA représente un matériau de construction de ses œuvres constitue pour nous avec ce texte une première pierre à ce que nous souhaitons appeler « les études de l’IA » (« AI studies »). Ces études de l’IA doivent aboutir à l’ouverture d’un champ de recherche pluridisciplinaire visant à analyser les rapports sociaux entre les individus et l’IA. L’IA doit être considérée comme une construction sociale et analysée dans tous les domaines des sciences humaines et plus particulièrement dans les sciences de l’information et de la communication. De manière générale, les études de l’IA proposent une démarche de réflexion : elles permettent de répertorier et d’observer les mouvances entre « vivant » et » artificiel » dans différents lieux et à différentes époques et de s’interrogent sur la manière dont le qualificatif « artificiel » se reproduit au point de sembler « naturel ».
Les auteurs souhaitent remercier très chaleureusement Grégory Chatonsky pour son temps accordé à l’élaboration de ce travail et pour son accueil dans ses locaux à Paris à plusieurs reprises.
Bibliographie
Agüera y Arcas, B. (2017). Art in the age of machine intelligence. In Arts, vol. 6, No. 4, p. 18. Multidisciplinary Digital Publishing Institute.
Alberini C.M., Ledoux J.E. (2013). Memory reconsolidation. Curr Biology. 23, R746-50. http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pubmed/24028957
Ansermet, F., & Magistretti, P. (2004, 2011). À chacun son cerveau. Paris, France : Odile Jacob Poches.
Ansermet, F., & Magistretti, P. (2010). Les Énigmes du plaisir. Paris, France : Odile Jacob.
Ansermet, F. (2019). Prédire l’enfant. Coll. Questions de soin. Paris, France : PUF.
Bertaux, D. (2016). Le récit de vie – 4e éd. (4e édition). Paris, France : Armand Colin.
Damasio, A. (2017). L’Ordre étrange des choses : La vie, les émotions et la fabrique de la culture. Paris, France : Odile Jacob.
Krajewski, P. (2012). Les appareils à l’œuvre : l’art au risque de la technologie. Thèse de doctorat de l’Université d’Aix-Marseille.
Rovelli, C., (2018). L’ordre du temps. Paris, France : Flammarion.
Spratt, E. (2019). Au-delà du terroir, Beyond AI art. Exhibition. Paris. https://sites.google.com/view/emilylspratt/exhibitions
Turkle, S. (2015). Seuls ensemble : De plus en plus de technologies, de moins en moins de relations humaines. Paris, France : Éditions L’échappée.
Notes
1Nous produisons depuis trois ans des récits de vie auprès d’adolescents, chercheurs et artistes en créant un cadre d’enquête non directif, propice à l’inattendu d’un mot, d’une anecdote, d’une émotion. À partir des propositions de Daniel Bertaux dans Le récit de vie (2016), nous avons adapté la méthode pour traiter des questions de communication en y introduisant des concepts tels que la bifurcation, l’attachement, les émotions.
2À la fois dans notre cadre théorique et dans l’approche méthodologique, nous distinguons les « émotions » des « sentiments ». Les émotions sont « la série des changements qui se produisent dans le corps et le cerveau », tandis que les sentiments sont « la perception de ces changements » (Damasio, 2017, p. 11).
3La chercheuse nomme cela une « ethnographie intime », expression que l’on retrouve en page 16 de l’un de ses ouvrages qui fait aujourd’hui référence : Seuls ensemble (2015).
4Voir la vidéo : https://www.youtube.com/watch ?v =JRBkwQwy6n0
5Grand Prix Möbius (1999), plus de trois ans de travail, les textes sont lus par Catherine Deneuve, Richard Berry et Hubert Saint-Macary : : http://chatonsky.net/deportation/
6Cf. http://chatonsky.net/dislocation/
7Au cours de son récit de vie, Gregory Chatonsky nous dévoile un souvenir d’enfance qui a marqué son rapport à l’Egypte ancienne : « un mercredi après-midi – je dois avoir sept ans – je tombe littéralement amoureux des salles égyptiennes du Musée du Louvre. Et là… je reste un long moment devant la sculpture du Scribe accroupi, ému ».
8Cf. La présentation de Terre seconde et le très intéressant dialogue entre Grégory Chatonsky et Emanuele Coccia : http://chatonsky.net/earth/
9C’est ce que souligne merveilleusement bien Siri Hustvedt dans les Mirages de la certitude. Essai sur la problématique corps/esprit Actes Sud, 2018.
10C’est ce que l’on peut découvrir en lisant l’ouvrage de Carlo Rovelli, L’ordre du temps, Flammarion, 2018.
11Cet inconscient, selon Sigmund Freud et Jacques Lacan, ne connaîtrait pas le temps.
12Cf. Alberini C (2013)
13Selon Antonio Damasio (2017).
14On pourra lire à ce sujet les ouvrages de François Ansermet et Pierre Magistretti (2004, 2011 ; 2010).
15https://diacritik.com/2016/10/24/armen-avanessian-et-suhail-malik-le-temps-complexe-sur-le-postcontemporain/
16Grégory Chatonsky dit nourrir la machine « comme un Tamagotchi de données » dans son récit, en référence aux premières machines japonaises fin XXème siècle dont la jeunesse se prenait au jeu de s’occuper comme avec un animal de compagnie.
17Sigmund Freud a amorcé dès la fin du XIXe siècle cette réflexion dans son « Projet d’une psychologie », dans Lettres à Wilhem Fliess 1887-1904. Un autre Freud ? (pp. 593-694). Paris, France : PUF.
18Pour s’en sonner une idée, on pourra aussi se référer à l’ouvrage de Libet, B., Kahn, A. (2012). L’esprit au-delà des neurones : Une exploration de la conscience et de la liberté. Paris, France : Dervy.
19Cf. « Neurons wich fire together, wire together” de Hebb, D. O. The Organization of Behavior, New York, John Wiley & Sons, 1949, p. 70.
20Cf. Pierre Magistretti qui se réfère dans ses travaux avec François Ansermet à ceux de Cristina Alberini, Yadin Dudai, Susan Sara.