Quel âge ont vos images ? – Mathieu Potte-Bonneville
Avatars, metaverse, de-aging… En matière d’image, le numérique est-il une promesse d’éternité, ou recueille-t-il comme le portrait de Dorian Gray les atteintes du temps que nous ne voulons pas voir ? C’est la question posée par l’œuvre de Grégory Chatonsky présentée au cœur du prochain festival Hors Pistes qui s’ouvrira le 20 janvier au Centre Pompidou, et, posera la question de l’âge des images en croisant les supports, les formes et les registres.
Ce sont deux versions d’un même visage… mais aucune n’est la vraie. Si, dans son oeuvre Disnovation, l’artiste Grégory Chatonsky met en scène son alter-ego numérique, il donne tantôt à cet autoportrait l’apparence lisse d’un très jeune homme et tantôt celle d’un vieillard au visage tavelé et creusé de rides ; imperturbablement, d’une voix monocorde, ses deux avatars se relaient pour chanter les louanges de l’innovation, discours que génère automatiquement une IA éduquée aux conférences TED, aux manuels de management et aux ouvrages de développement personnel.
Comme un contrepoint ironique, de loin en loin surgissent et disparaissent les visages d’Elon Musk ou Mark Zuckerberg rendus eux aussi méconnaissables par les atteintes de l’âge, comme si ces symboles du transhumanisme, ces entrepreneurs convaincus d’avoir trouvé avec le numérique le remède définitif au vieillissement, avaient bu l’eau de la fontaine de jouvence à la mauvaise coupe et se voyaient punis par une sénescence instantanée.
Mordante, l’oeuvre de Chatonsky prolonge la réflexion que cet artiste mène depuis plusieurs années sur la tension entre l’art et la loi de l’obsolescence qui gouverne nos modes de consommation : de ce côté, règne le culte de la nouveauté, cette ritournelle aussi ancienne que le capitalisme lui-même dont la dynamique suppose qu’à chaque instant, une marchandise chasse l’autre, masquant l’épuisement des ressources sous ce défilement accéléré ; de l’autre côté les oeuvres d’art ouvrent un temps différent, puisque leur sens même est de survivre aux civilisations qui leur ont donné naissance.
Ce que Chatonsky appelle la « disnovation », c’est alors la manière dont l’art peut alerter et témoigner pour notre disparition, lorsque le marché en enfouit le souvenir sous un amoncellement d’objets où le nouveau chasse l’ancien. Ainsi, lorsque pour faire oublier ses mises en accusation d’aujourd’hui Mark Zuckerberg décide de transformer Facebook en Meta, c’est en faisant miroiter le « monde de demain » : mais, demande ironiquement l’artiste, le monde de demain n’est-il pas justement celui où nous aurons vieilli, où nous apparaîtrons comme les vestiges d’un très lointain passé ?
Qu’il s’agisse, toutefois, de chasser le temps ou de le faire revenir, l’usage du numérique a quelque chose d’un pacte faustien.
Situer cet affrontement sur le terrain des images numériques n’est pas un hasard : dans ce champ, notre rapport collectif au temps apparaît aujourd’hui singulièrement noué. On pouvait penser voici quelques années qu’en se libérant de la contrainte du support et de l’enregistrement, en cessant de se voir indexées comme la photographie à un événement à tout jamais disparu (Cocteau disait du cinéma que c’est « la mort au travail »), les images numériques allaient accéder à une forme d’éternité, préservées à jamais des atteintes de l’âge : au contraire, les spécialistes de l’archive soulignent aujourd’hui combien leur conservation s’avère difficile, tant le renouvellement permanent des formats les rend en réalité plus précaires et éphémères que les tirages ou les photogrammes. Surtout, le numérique est devenu non un lieu hors du temps, mais le lieu d’une lutte avec le temps qui tantôt vise à le conjurer, et tantôt à le retrouver.
Conjurer le temps : on pense bien sûr à la spectaculaire utilisation du de-aging au cinéma, ce remodelage des visages qui permet à Scorsese de proposer dans The Irishman le portrait en jeunes hommes de Robert de Niro, 74 ans, ou Robert de Niro, 78 ans. À l’inverse, c’est bien un désir de retrouver le temps et les marques du temps que l’on sent percer depuis dix ans au travers d’applications permettant de donner à ses photos l’apparence d’un polaroïd (Hipstamatic), à ses vidéos celle d’un film super-8 (iSup8), ou préférer à l’implacable netteté des objectifs numériques les couleurs passées des filtres Instagram.
Qu’il s’agisse, toutefois, de chasser le temps ou de le faire revenir, l’usage du numérique a quelque chose d’un pacte faustien. Non seulement rajeunir les acteurs à l’image ne rend pas la souplesse à leurs articulations (on a beaucoup souligné combien, dans The Irishman, le jeune Robert de Niro bougeait comme un vieillard), mais l’obsession de préserver leur jeunesse souligne en creux un double refus du vieillissement et du renouvellement des générations à l’écran : pour Scandal (2019), le studio préféra miser sur les « valeurs sûres » Charlize Theron ou Nicole Kidman… à condition toutefois qu’elles ne fassent pas leur âge, et ce film au propos censément féministe peut être vu comme le symbole d’une double éviction des femmes – celle des jeunes actrices pas assez connues, celles des stars plus assez lisses.
L’esthétique analogique connaît sur les réseaux sociaux un vieillissement accéléré.
De leur côté, les multiples applis visant à donner à nos images actuelles des apparences vintage témoignent bien de ce que le chercheur Tim Van der Heijden nomme une « technostalgie du présent » : cette référence aux technologies du passé vise à donner à nos prises de vue actuelles les apparences du souvenir, comme si pour arracher nos images à un éternel présent nous avions besoin de les ancrer dans la mémoire de modes d’enregistrement disparus ; mais la possibilité de « vieillir » instantanément les images par l’étalonnage et le filtrage annule d’elle-même l’effet d’authenticité qu’elle voudrait instiller – car rien ne ressemble davantage à un post Instagram qu’un autre post Instagram, et l’esthétique analogique connaît sur les réseaux sociaux un vieillissement accéléré.
On ne peut donc miser sur les technologies de synthèse et qu’on appelait autrefois les « nouvelles images » pour cesser de compter avec le temps : si leurs usages témoignent de notre ambivalence à l’égard du temps, leurs effets et leurs pièges font revenir en boomerang les questions de la jeunesse et de la vieillesse, du présent et de l’histoire, de la mémoire et de l’instant. Mais justement, alors, s’intéresser à l’âge des images, c’est sans doute retrouver dans le champ de la création une question sociale et culturelle dont l’actualité se charge de nous rappeler l’intensité : celle d’un pacte intergénérationnel, après deux ans d’une pandémie dont on a pu dire tantôt qu’elle laissait mourir les personnes âgées loin des yeux du monde, et tantôt qu’elle sacrifiait les plus jeunes à la santé de leurs aînés. Après tout, il serait temps de s’en souvenir : les smartphones ne sont pas les seuls à se compter en générations.