Marey et la physiologie médicale de la circulation du sang
La rencontre entre les recherches d’Étienne-Jules Marey sur les flux sanguins et son invention de la chronophotographie ne relève pas d’une simple coïncidence. Cette convergence révèle une sensibilité particulière aux phénomènes de continuité et de découpe qui caractérise profondément sa démarche scientifique et visuelle.
Lorsque Marey s’est attaché à visualiser les battements du cœur et la circulation sanguine, il a transformé des flux continus en images discrètes. Cette opération ne constitue pas une simple traduction technique, mais engage une mutation ontologique : les flux, en devenant images, changent fondamentalement de nature. Toutefois, cette transformation ne doit pas être interprétée comme une dégradation, comme si l’image ne pouvait que trahir la pureté originelle du flux. Une telle conception supposerait l’existence d’une immanence pure qu’il faudrait préserver de toute médiation.
La relation entre flux et image s’avère plus complexe. Le flux porte en lui, dès son individuation primordiale, un potentiel de devenir-image. Il excède nécessairement son origine pour se déployer, pour “couler” dans d’autres formes. La chronophotographie de Marey, avec ce que Georges Didi-Huberman et Laurent Mannoni ont judicieusement nommé son effet de “traîne des événements”, nous révèle précisément cette nature ambivalente.
L’image-flux n’est ni pure continuité ni simple découpe statique. Elle constitue plutôt un entre-deux, un intervalle où persistent les traces de ce qui précède tout en annonçant ce qui va advenir. Cette “traîne” visuelle matérialise le passage incessant entre spatialité et temporalité. Aucune de ces dimensions ne parvient jamais à contenir ou à encapsuler entièrement l’autre. Elles demeurent dans un état de tension productive, d’oscillation perpétuelle.
Cette conception de l’image-flux comme espace-temps transitoire nous invite à repenser nos catégories perceptives habituelles. Elle suggère que l’immobilité apparente de l’image photographique recèle toujours une temporalité latente, tandis que l’écoulement continu du temps ne se donne à percevoir qu’à travers des moments de cristallisation spatiale. Le travail de Marey nous révèle ainsi, dans sa double attention aux flux vitaux et à leur inscription visuelle, une dialectique fondamentale entre mouvement et arrêt, continuité et discontinuité, qui constitue peut-être l’essence même de notre expérience du visible.