La Littérature Électronique : Une traversée entre les signes – Yan Rucar, PUM
https://books.openedition.org/pum/2483
Les œuvres de Goldsmith et de Calle sont fondées par une activité d’écriture. Les auteurs de notre deuxième catégorie créative ont recours à la programmation informatique. Auteur canadien d’origine anglaise, John Cayley fut d’abord un traducteur de poésie chinoise20, ce qui lui fit confronter les différences visuelles entre les caractères anglais et chinois. Les proximités visuelles entre lettres et, partant de là, les points de passage entre langues au seul niveau du signifiant font partie des interrogations majeures de ses œuvres électroniques. RiverIsland propose des transformations de lettres latines en idéogrammes chinois en utilisant les possibilités d’animation textuelle du logiciel QuickTime. L’intérêt pour la lettre au détriment des niveaux plus élevés du langage régit les transformations automatiques de textes qui composent une grande partie de ses travaux : « J’ai essayé de théoriser les caractéristiques de ce que je conçois comme des “atomes de signification” dans l’art textuel, ou comme je l’appelle parfois, l’art littéral. Je considère un atome de signification comme une entité – ici une entité linguistique – qui peut être considérée comme irréductible – qui est impossible à remanier ou, quand on regarde vers le domaine du langage, à paraphraser, par exemple. Dans le domaine de l’écriture, à la fois les auteurs et les lecteurs seront d’accord sur le fait que les lettres sont des atomes dans ce sens21. » Cet intérêt pour la structure atomique du langage implique que les générateurs de texte de Cayley ne s’intéresseront pas à la dimension de la signification, l’intérêt pour l’apparence visuelle du langage surclassant les possibilités de construction de sens.
22 Rita Raley, « An interview with John Cayley on Torus », https://repository.library.brown.edu/studi (…)
17Les créations les plus récentes de Cayley prennent place dans des installations de réalité virtuelle : équipé de gants sensoriels et de lunettes fabriquées pour ce type d’environnement, le lecteur/spectateur peut voir un texte en trois dimensions évoluer autour de lui. Rencontrant ce nouveau support, Cayley en profite pour poursuivre sa réflexion sur les propriétés physiques du langage, mais envisagées cette fois-ci selon une articulation spatiale propre à la réalité virtuelle : « Expérimenter avec ces médias m’a conduit à des aperçus sur la matérialité de la langue et l’espace que je n’avais pas rencontrés ou considérés précédemment et dont, je crois, on n’est généralement pas conscient22. » Comme c’est le cas avec ses œuvres génératives, les créations de réalité virtuelle de John Cayley interrogent avant tout le langage dans ses caractéristiques physiques.
23 Grégory Chatonsky, Sous terre, http://incident.net/works/sous-terre.
18Né en 1971, auteur français enseignant à l’école des arts visuels et médiatiques de l’UQAM depuis 2006, Grégory Chatonsky est un des membres fondateur du collectif Incident et son créateur le plus influent. Son CD-Rom Mémoires de la déportation, une commémoration des victimes des camps de concentration nazis, reçut le prix Möbius des multimédias. Sous terre23, datant de 2000, est une réponse à une commande de la régie du métro parisien afin de célébrer le centenaire de sa construction. Le visiteur de cette installation est noyé sous des milliers d’images relatives au métro parisien, une manière de métaphoriser la durée de l’existence de ce transport par rapport à la courte existence humaine. Cette œuvre est composée d’images d’archives appropriées par Chatonsky sous la forme d’une organisation labyrinthique. De même que John Cayley, Chatonsky construit ses œuvres artistiques ou littéraires à partir de matériaux préexistants. Ainsi, Readonlymemories (2003) est une reformulation multimédia de films célèbres. Par exemple, dans le film Vertigo d’Alfred Hitchcock (1958), James Stewart file Kim Novak depuis sa voiture. Chatonsky ayant retrouvé dans Google Street View les rues de San Francisco filmées par le cinéaste, son œuvre numérique propose de retracer les parcours de James Stewart dans le San Francisco d’aujourd’hui.
19Au départ artiste visuel, Chatonsky aborde le texte dans sa relation à l’image. Peoples (2007) est une œuvre conçue conjointement avec Jean-Pierre Balpe, le pionnier des générateurs automatiques de textes : chaque ouverture du site électronique déclenche la création d’une biographie fictive, qui est immédiatement illustrée par des photographies prises aléatoirement dans la base d’images Flickr. Dans de nombreuses œuvres de Chatonsky, l’iconicité n’est pas préméditée, mais puisée au hasard dans des sites électroniques ou des moteurs de recherche. Lorsqu’il ne réalise pas d’appropriations littéraires, cet auteur a recours à des fragments de textes pris à des forums, qu’il lie à des images par des procédures informatiques. L’écrit et l’image naissent sur l’écran à la faveur du hasard, tandis que leur rencontre est tout aussi fortuite. Dans son travail sur le texte et le visuel, Chatonsky aime cultiver l’imprévisibilité, qui est due aux fluctuations des contenus sur Internet et à leur très grand nombre.
24 Bertrand Gervais et Anaïs Guilet, « Le flux », http://nt2.uqam.ca/fr/dossiersthematiques/le-flux.
20Par conséquent, outre l’intervention du hasard, le prélèvement de fragments pris dans Internet permet une observation de l’esprit du temps par l’exposition des contenus de ce média. Chatonsky nomme cette conjonction de l’imprévisibilité et de photographies de l’état présent du réseau l’« esthétique du flux ». En somme, cette ponction sur les flux médiatiques est une tentative de donner une forme provisoire à un réseau tentaculaire : « Par la visualisation de ces flux de données, le but est avant tout de rendre visible ce qui ordinairement est imperceptible, de donner forme à ce qui n’en a pas24. »
21Les programmes informatiques de Grégory Chatonsky et de John Cayley d’une part, et les écritures contraintes de Goldsmith et de Calle d’autre part, sont à la fois tributaires d’un systématisme dans la création textuelle et positionnés différemment par rapport au média numérique : les textes de Goldsmith et de Calle rencontrent l’écran d’ordinateur après leur conception, lors de l’adaptation électronique de leurs versions imprimées, tandis que la textualité émergeant de programmes informatiques est entièrement conditionnée par des processus électroniques. Les versions électroniques des textes de Goldsmith et de Calle transforment profondément les conditions de réception de ces écrits. Dès le premier abord, la version électronique diverge radicalement du texte imprimé. Le texte étant déterminé par une contrainte, l’adaptation électronique va faire interagir la procédure textuelle avec le support électronique. Nous tenterons de suivre cette interaction dans ce qu’elle a de spectaculaire tout aussi bien que dans ses régions les plus souterraines. Dans les versions numériques des œuvres de Goldsmith et de Calle, ce n’est pas le texte qui fait l’objet d’une transformation, mais plutôt ses conditions d’apparence matérielle. Le texte est donc réorienté par des actions sur le signifiant et son environnement, et non par une réécriture. L’analyse de l’interaction entre la contrainte textuelle et le support numérique portera sur la requalification d’un écrit par des moyens non textuels intrinsèques au contexte électronique.
22D’autre part, les programmes informatiques mis en place par Grégory Chatonsky et John Cayley transforment des textes appropriés au moyen d’un systématisme régulé cette fois-ci par la machine. Au contraire des versions numériques des textes de Goldsmith et de Calle, les textes appropriés sont bouleversés dans leur intégrité par ces processus électroniques, qui les réécrivent selon les paramètres du programme. Les raisons du choix particulier d’un texte pour une telle transformation seront interrogées, ce qui formera le deuxième aspect de la problématique. L’analyse de cette appropriation consistera à discerner les résonances entre le texte intégré au générateur et les caractéristiques de celui-ci.
23Outre la question de l’appropriation, le troisième aspect de la problématique sera centré sur la textualité émergeant de tels algorithmes. Cette textualité automatisée est à l’évidence différente d’une écriture réalisée par un sujet humain. Même si elle est la conséquence d’un programme conçu par un opérateur humain, l’imprévisibilité de son résultat et le systématisme de sa construction en font un écrit aux modalités inédites par rapport aux œuvres issues d’un processus scriptural classique. Les lois informatiques qui guident ces processus textuels, en raison de leur incapacité à intégrer des caractéristiques humaines, font naître une forme textuelle originale, dont la définition et la description des spécificités occupent une partie de cet essai. Les modes non textuels de requalification d’un texte, tels qu’ils auront été dégagés du premier aspect de la problématique, serviront de critères d’analyse afin de définir cette textualité automatique qui, comme les textes contraints transmédiatisés de Goldsmith et de Calle, se développe à partir d’un texte imprimé.
24Les textes de Goldsmith et de Calle, tout comme la textualité produite par un programme informatique, résultent d’une contrainte, c’est-à-dire de l’observance stricte d’un système créatif rigoureusement déterminé avant la production textuelle. Le quatrième aspect de la problématique sera une analyse comparée des convergences et des écarts observables entre ces deux formes de la contrainte, entre une procédure textuelle requalifiée par le média électronique et une production écrite entièrement déterminée par cet environnement et ses lois de programmation. Pour cela, les contraintes d’écriture employées par Goldsmith et Calle seront mises en regard des générateurs de texte, puis les versions numériques de ces textes contraints seront examinées selon la perspective de ces générateurs. Ainsi la recherche de convergences et de différences se fera à la fois sur les textes contraints, leurs versions numériques et les générateurs de texte. Avant de passer au vif du sujet, je tiens ici à remercier Marc Hiver, de l’Université Paris Ouest, de m’avoir accordé sa confiance et ainsi permis d’amorcer la réflexion qui a conduit à la rédaction du présent ouvrage.