LH Six.24

Pour ce volume 3, la revue est publiée à l’occasion de l’un des grands temps forts de l’actualité culturelle havraise avec un texte de l’artiste Grégory Chatonsky “ainsi qu’un élément de la création que Juliette Green a imaginée pour cette saison 2023 “Le Havre qui n’existe pas” racontant le processus de création de sa seconde intervention pendant un Eté au Havre ainsi que le lien qui articule la ville et l’espace latent des IA génératives.

LE HAVRE N’EXISTE PAS

  • La nuit, je marchais dans une ville qui m’étais étrangère. Je n’y avais aucun repère, si ce n’est ceux rendu disponible sur mon téléphone par le réseau, je n’y subissais plus le grondement insensible des habitudes quotidiennes. J’observais les rues éteintes et les immeubles scintillants. Je jetais un regard sur les fenêtres et, un peu gêné, je pouvais voir, comme une photographie posée à plat, l’intérieur d’un appartement où des figures se déplaçaient.

J’y détaillais les meubles que j’avais eu l’impression d’avoir vus dans d’autres lieux et à d’autres époques. J’étais trop loin pour voir la disposition de chaque objet, mais je pouvais les imaginer et, dans les interstices des espaces invisibles, y créer ce qui manquait, tout comme je pouvais imaginer l’existence des figures que j’avais vu se mouvoir. Existence anonyme pourtant tout aussi intense et inapaisée que la mienne. Derrière les gestes quotidiens, un souffle court et des pensées irrésolues. C’était là, dans cet invisible partagé, que je me trouvais moi-même reliée à ces autres par un fil invisible, tous habitants de l’inhabitable. Quelle aurait été ma vie si j’avais vécu là ?

  • Depuis quelques mois, les médias de masse se sont emparés de l’IA et, comble de surprise, la création visuelle, sonore et littéraire semble être au cœur de leurs préoccupations. Les débats des éditorialistes sont souvent bruyants et symptomatiques de ce qu’ils croient savoir sur l’art, l’artiste, l’œuvre comme si pour parler de cette technologie, il fallait non seulement faire de la ventriloquie mais aussi en passer par un réexamen de pans entiers de notre culture. Les présupposés sont souvent rétrogrades et font abstraction de certaines avancées de la modernité.

On s’enthousiasme et l’on conjure. On construit une dialectique entre l’humain et la machine. On s’émerveille des avancées du photoréalisme des images génératives et des réponses de l’oracle ChatGPT. Puis on se moque du kitsch et des mains monstrueuses de ces images, des erreurs de logique de cet interlocuteur imaginaire qu’un enfant même ne ferait pas. Il est si facile de le prendre en défaut. On veut défendre juridiquement les artistes que la machine vole et protéger l’humain, son travail et sa dignité. On estime que jamais la machine ne sera à notre niveau. On présuppose encore que l’objectif poursuivi est de répliquer nos supposées facultés et ce dont nous croyons être capables : l’intelligence et la créativité à une époque où elles semblent faire cruellement défaut. On n’a pas même compris comment ce logiciel fonctionnait et ce qu’il modifiait en nous, au plus profond de nous, rendant obsolètes les notions mêmes d’original et de copie pour généraliser la logique d’un simulacre.

  • J’aimerais passer de la technocritique de l’IA, qui en reste le plus souvent à un concept vague dont l’angle mort est l’autorité et les conjurations de celui qui s’exprime, à une expérimentation sensible de l’imagination artificielle en la mettant en relation avec cette émotion si vive de l’intimité anonyme des villes. Imagination plutôt qu’intelligence puisqu’il s’agit bien d’images qui nous font penser à d’autres images.

Je suis de la première génération d’artistes à avoir fait du Web son langage à partir de 1994 et qui a pressenti ce que le réseau bouleversait dans la relation entre mémoire et existence. En échange de quelques octets dans des Data centers, nous avons collectivement déposé pendant trois décennies nos traces comme jamais auparavant jusqu’au point où comme dans la nouvelle de Borges, Funes ou la mémoire (1942), nous avons été excédés par nos propres archives et nous sommes devenus incapables de raconter notre histoire. Nous avons continué à enregistrer ces traces sans les consulter, sans savoir à qui ou à quoi elles étaient destinées. Je créais alors sur Internet des fictions sous forme de labyrinthes infinis nourris par des bases de données (https://chatonsky.net/sous-terre), dont aucun internaute ne pouvait faire le tour, et qui du fait de cette infinitude constituait l’horizon d’un monde.

C’est en 2008, alors que j’étais professeur à l’UQAM et après avoir vu Last Manoeuvre in the Dark du duo Giraud et Siboni, que j’ai pris conscience de l’orientation historique de toutes ces données massives (Big Data) qui m’obsédaient : elles permettaient de nourrir des réseaux récursifs de neurones qui les transformaient en probabilités pour pouvoir les réduire, les reconnaître et les générer. Si on leur donnait des milliers de photographies d’oiseaux, ces réseaux savaient reconnaître un oiseau qui n’était pas dans le stock de départ et produire l’image d’un volatile qui n’existait pas, mais que nous, êtres humains, reconnaissions comme une entité crédible. L’hypermnésie du Web 2.0 n’était pas une fin en soi, elle nourrissait une nouvelle étape de la révolution industrielle : l’automatisation de la mimesis.

Un nouveau réalisme était en train d’émerger. Il ne prenait pas la place du photoréalisme indiciel inventé au XIXe siècle, mais le métabolisait jusqu’à le dissoudre en son sein après avoir opéré sa numérisation et sa mise en statistique. Ce réalisme, mémoire des réalismes passés, avait un goût de déjà vu, mais un peu monstrueux, étrange et halluciné, comme si nous rêvions de toutes les images passées. Je le nommais “disréalisme”.

Depuis l’imagination artificielle est devenue à mes yeux moins une technologie que je devrais soumettre à ma volonté créative, selon une commune conception instrumentale, qu’un monde possible qui ressemble au nôtre tout en en étant le simulacre et la version contrefactuelle. En 2015, Alexander Mordvintsev, un ingénieur de Google crée Deep Dream, en vue de vulgariser au sein de son entreprise le fonctionnement des réseaux de neurones. On fournit à la machine une vidéo et elle voit en celle-ci des images qu’elle a en mémoire, des chiens et des mollusques, comme lorsque nous hallucinons des visages et des animaux dans les nuages. Ce qu’on nomme la paréidolie n’est pas un défaut de la vision, mais une structure fondamentale du cortex visuel. Les images produites ressemblaient étrangement aux visions sous LSD, au grésillement fractal des hallucinogènes. Nous observions la machine, symbole de la rationalité calculante, halluciner et se tromper, ressentant peut être une empathie d’un genre nouveau, se mettant à une place qui n’était pas la nôtre, mais auquel nous commencions à ressembler en nous y cherchant.

  • La ville ressemble à cet espace latent de l’imagination artificielle. Il s’agit d’un artifice qui a bouleversé ce que l’être humain, comme relation entre habiter et exister, signifie. Ce n’est pas un espace surajouté au sol terrestre qu’on pourrait, comme par magie, abolir. C’est le nouveau langage maternel du monde. La ville est in-finie, au sens où elle est un projet qui ne sera jamais terminé, toujours en réparation, en construction, en métamorphose. Elle est le lieu des possibles parce que les existences inconnues s’y juxtaposent et coexistent dans le secret de leurs vies. Dans la ville, nous rêvons de toutes nos autres vies. Elle est le rêve halluciné d’une communauté inavouable. Nous vivons dans la sédimentation de son histoire, dont Rome a fourni le modèle, dans ses destructions et ses lacunes. Nous sommes les chiffonniers de son infrastructure, prenant soin de ceux qui sont déjà morts et de nous qui sommes encore vivants.

J’ai exploré l’espace latent des statistiques du Havre pendant des semaines. Je me suis laissé guider par les surprises en suivant le fil du hasard pour construire une autre histoire. L’année dernière, avec l’aide de l’imagination artificielle, J’ai proposé une version de ce que fut cette ville entre 1895 et 1971, lors de la révolution industrielle, au moment de sa destruction puis de sa reconstruction. Mais, si j’ai utilisé le fonds municipal d’archives, c’était pour me déplacer dans une ville qui n’existe pas. Elle ressemble à celle que nous connaissons, mais n’en est pas la version documentaire et photoréaliste. Elle est une autre ville, d’un autre temps, d’un autre monde où la réalité ne se différencierait plus du possible. Le photoréalisme était l’indice de la factualité. Le disréalisme sera la promesse de la contrefactualité. D’un monde qui n’existe pas, mais qui pourrait exister.

J’ai donc imaginé une autre révolution industrielle où la technique, la végétation, les tuyaux et les déchets se seraient mêlés, créant un autre paysage, d’autres conditions d’existence des corps exilés de la Domus et soumis à des conditions qu’on pensait inimaginables. Puis, les ruines ont surgi d’une fumée violette indécise et elles n’étaient pas temporaires, mais maintenues jusqu’à ce qu’un projet utopique de la modernité soit édifié sur le sol même de la destruction. De nouveaux rites sont apparus. La vie sociale s’est organisée autour d’adolescent.e.s allant chercher dans l’océan des formes violettes pour les ramener sur le rivage devant l’ensemble des habitants qui ont, en procession, amené ces sculptures dans des parcs, des rues, des appartements. Ils sont réunis autour d’elles pour danser, s’embrasser, rêver, lire et discuter. La révolution industrielle a produit une Commune psychédélique, la jonction entre les ouvriers et les étudiants des années 60.

Voilà l’histoire imaginée, sans que je puisse même savoir ce qui vient de moi, l’humain, et ce qui vient d’elle, la machine qui n’est ici qu’un autre nom pour parler de la culture dont nous héritons puisque l’imagination artificielle n’est que la mise en statistique d’un patrimoine culturel. C’est à ce point précis où je ne peux plus distinguer ce que je suis, parce que j’ai influencé le programme tout comme il m’a influencé, selon un pas de deux indémêlable, que mon travail d’artiste commence.

  • Ce travail est bien loin de l’expression volontariste d’une subjectivité, d’une créativité qui serait le signe d’une divine singularité artistique. Il s’agit d’être l’occasion d’autre chose que soi. Je me perds dans cette ville que je ne connais pas, tout comme je suis sans repère en tâtonnant dans l’espace latent grâce à mes prompts, ces instructions qui permettent de générer des images d’images, une mémoire de mémoire, avant que nous ne disparaissions.

J’entends une note de musique, seule, elle se poursuit un peu puis s’éteint dans l’espace. J’écoute une suite de plusieurs notes et la mémoire de chacune d’entre elles influence la suivante et la précédente, voilà une mélodie. Puis j’entends la musique sur un disque vinyl et je peux la rejouer encore et encore à l’identique, chaque écoute se superposant avec les autres pour créer l’histoire de mon oreille, de ma pensée. Maintenant, j’entends une musique nouvelle qui est la mémoire statistique de tout ce qui précède. J’ai créé une mémoire de mémoire, une musique de musique, une image d’image. Elle contient en elle toute la mémoire. Je m’en souviens, mais je ne l’ai jamais entendu. L’imagination artificielle est cette quatrième mémoire qui permet à partir de millions de documents d’en créer de nouveau afin de relancer la mémoire comme si elle restait vivante, comme si elle était encore et toujours présente, comme si elle n’avait jamais cessé.

On pourra poursuivre cette histoire du Havre à l’infini. Imaginer, avec la machine, un autre présent, un autre futur. Des formes en béton violet recueillant la mémoire des habitants marchant dans les rues, enchaînant leurs phrases pour créer le récit intime et collectif de cet espace artificiel, la ville, que nous partageons. Faire commenter par un autre logiciel des images générées pour approfondir le récit, en faire une fiction sans narration, car même l’auteur humain que je suis n’aura pas tout lu. Il sera excédé par sa production parce qu’elle n’est assurément pas à lui. Il y aura sans doute une maison sans toit où on pourra se reposer et écouter une machine rêver d’un Havre qui n’a jamais existé.

Cette autre ville, cette autre technique sont des artifices du possible qui peuvent exister au côté de la réalité que nous connaissons. Les fresques immenses des immeubles d’Alcéane sont des archives contrefactuelles d’une autre révolution industrielle. Mais celui qui habite à proximité d’elles peut laisser son regard divaguer et il reconnaîtra sans doute le fragment de mur d’une école proche, une fresque réalisée par des enfants à quelques mètres de là, un immeuble de l’autre côté de la rue, parce qu’on a mêlé des prises de vues documentaires, que seuls les habitants peuvent reconnaître, et les images hallucinées par la machine. Je n’ai jamais voulu que m’adresser à ces personnes, silencieusement.