Au bord de l’extinction

Je nomme extinction la clôture anthropotechnologique, c’est-à-dire la double fin de la technique et de l’être humain. L’extinction concerne en effet aussi bien la fermeture d’un composant électrique telle qu’une lumière que la disparition d’une espèce vivante.

Par ce concept il s’agit de détourner l’argument commun sur le caractère indissociable de l’humain et de la technique, et la dépendance de la seconde par rapport au premier. Ainsi, on dit souvent qu’il suffit d’éteindre une machine pour qu’elle devienne inopérante, comme si par l’unplug on reprenait le pouvoir et on sortait du monde illusoire de la machine. S’il ne s’agit pas de nier l’actuelle dépendance énergétique des machines (on the grid), il faut ajouter à cette dépendance la réciproque : débranchons les machines et voyons ce qui nous arrive. Nous croyons que l’être humain est une espèce séparée qui est dans un second temps plongée dans un contexte dont la technique serait une des composantes. Ne serait-il pas plus judicieux de penser l’être humain comme toujours déjà lié à ce contexte, au point qu’il devient difficile de séparer nettement cette espèce des objets techniques ? La symbiose anthropotechnologique est une co-originarité qui détermine aussi un horizon dont la génétique serait une étape essentielle.

Il faut ajouter que l’extinction ne concerne pas seulement un acte volontaire d’arrêt, elle touche aussi à une extinction impersonnelle, celle de la φύσις et de ses conditions objectives (hyperobjet, Tim Morton): un météorite tombant sur terre pourrait faire disparaître toute trace de vie et de technicité. Il y a dans ces différentes figures une extinction qui permet de suppléer à l’anthropocentrisme de la finitude. La fin ne concerne pas que les êtres humains, mais est la pente de toutes choses. Elle est l’impensable puisqu’elle peut mener à la fin de la pensée comme processus organique, à sa disparition pure et simple. Et pourtant, cet impensable est ce qui est à penser.

Comment penser ce qui signe la fin même de la pensée ? Comment appréhender ce qui, par définition, échappe à toute appréhension ? L’extinction se présente d’abord comme cette limite paradoxale de la réflexion, ce point aveugle où le sujet pensant doit envisager sa propre absence, où la conscience doit contempler sa disparition. Étrange exercice que celui qui consiste à se projeter dans un monde dont on serait absent, à imaginer un temps où l’imagination elle-même n’existerait plus. Et pourtant, n’est-ce pas précisément dans cette tension, dans cette impossibilité même, que se révèle quelque chose d’essentiel quant à notre condition ?

La notion d’extinction nous invite à dépasser la conception naïve d’une technique qui serait simplement à notre service, un instrument docile que nous pourrions allumer et éteindre à volonté. Cette vision instrumentale repose sur une séparation illusoire entre l’humain et ses créations, comme si nous étions des entités autonomes manipulant des objets externes. Mais cette séparation ne résiste pas à l’examen : que sommes-nous sans nos techniques, sans nos prothèses, sans nos extensions artificielles ? L’être humain n’a-t-il pas toujours été technique, toujours déjà suppléé, toujours déjà augmenté ? La main qui saisit l’outil n’est-elle pas elle-même un outil façonné par des millions d’années d’évolution en symbiose avec la technique ?

Cette co-originarité de l’humain et de la technique bouleverse notre compréhension de l’extinction. Si la technique n’est pas un simple appendice mais une dimension constitutive de notre être, alors son extinction est aussi la nôtre. Et réciproquement, si l’humain n’est pas une essence immuable mais un processus anthropotechnique en constante évolution, alors notre extinction est aussi celle de nos créations. Il y a là une solidarité profonde, une communauté de destin qui déjoue toute tentative de penser séparément la fin de l’humain et celle de la technique.

Cette solidarité se manifeste avec une évidence particulière dans notre dépendance croissante aux systèmes techniques complexes. Imaginons un instant ce monde déconnecté que certains appellent de leurs vœux : un monde sans électricité, sans réseaux numériques, sans infrastructures techniques globales. Ce serait non seulement la fin d’un certain confort, mais plus fondamentalement, l’effondrement des conditions mêmes de l’existence pour des milliards d’êtres humains. Nos corps biologiques, façonnés par des générations d’adaptation à un milieu techniquement médié, ne survivraient pas longtemps à ce retour forcé à une nature mythique. Car cette nature elle-même n’existe plus : elle a été irrémédiablement transformée par nos interventions techniques, au point qu’il devient impossible de distinguer ce qui relève du naturel et de l’artificiel.

L’extinction nous oblige ainsi à penser autrement la relation entre nature et culture, entre physis et techné. Elle révèle la profonde intrication des processus naturels et des processus techniques, leur co-évolution permanente, leur interdépendance constitutive. Elle nous invite à dépasser l’opposition stérile entre un naturalisme naïf qui rêverait d’un retour à une nature vierge et un technicisme aveugle qui croirait pouvoir s’affranchir de toute contrainte naturelle. L’extinction est précisément ce point de convergence où nature et technique se rejoignent dans une même fin possible, un même horizon d’annihilation.

Mais cette convergence n’est pas seulement négative : elle dessine aussi les contours d’une autre manière d’habiter le monde, d’une autre éthique de la relation aux êtres techniques et naturels. Si l’extinction est notre horizon commun, alors nous sommes liés aux autres vivants et aux objets techniques par une forme de fraternité existentielle, une communauté des êtres voués à la disparition. Cette communauté transcende les frontières traditionnelles entre l’humain et le non-humain, entre le vivant et le non-vivant, entre le conscient et l’inconscient. Elle nous invite à une forme d’empathie cosmique, à une attention renouvelée pour toutes les formes d’existence qui partagent avec nous cette condition d’êtres finis.

L’extinction comme clôture anthropotechnologique nous confronte en effet à une finitude qui n’est plus seulement celle de l’individu, ou même celle de l’espèce, mais celle de tout un monde, de tout un système de relations entre êtres et choses. Elle nous oblige à penser non plus seulement notre mort individuelle, mais la mort possible de toute pensée, de toute conscience, de toute mémoire. Une mort cosmique qui ne laisserait personne pour en témoigner, qui ne s’inscrirait dans aucune histoire, qui ne produirait aucune trace. Une mort absolue qui serait aussi l’extinction du concept même de mort.

Cette extinction radicale, ce néant absolu que la pensée ne peut véritablement appréhender, constitue paradoxalement un puissant stimulant pour la réflexion. Elle nous place face à l’abîme, face à l’impensable, et dans ce vertige même, elle nous force à repenser notre rapport au monde, au temps, à l’existence. Elle nous confronte à la question fondamentale : que signifie exister dans l’horizon d’une extinction possible ? Comment vivre dans la conscience de cette fin qui pourrait n’être pas simplement la mienne, ou celle de mon espèce, mais celle de toute forme de vie, de toute forme de technique, de toute forme de pensée ?

L’extinction nous oblige ainsi à adopter une perspective cosmique, à nous situer dans des échelles de temps et d’espace qui dépassent infiniment celles de notre expérience quotidienne. Les hyperobjets dont parle Tim Morton – ces entités massives distribuées dans le temps et l’espace, comme le réchauffement climatique ou les déchets radioactifs – nous confrontent à des temporalités qui excèdent radicalement celle de notre existence individuelle ou même celle de notre espèce. Ils nous forcent à penser en termes de millénaires, de millions d’années, à adopter le point de vue d’un futur lointain où l’humanité elle-même ne serait plus qu’un souvenir, une couche géologique parmi d’autres, un ensemble de traces fossiles témoignant d’une forme de vie depuis longtemps disparue.

Cette perspective vertigineuse n’est pas sans conséquences sur notre compréhension du présent. Elle relativise nos préoccupations immédiates, nos querelles quotidiennes, nos ambitions à court terme. Elle nous invite à une forme de sagesse cosmique, à une humilité face aux forces immenses qui nous dépassent et qui, un jour, nous engloutiront. Mais en même temps, elle confère à notre existence éphémère une intensité particulière, une préciosité qui naît précisément de sa fragilité. Si tout est voué à disparaître, alors chaque instant prend une valeur infinie, chaque relation devient un miracle temporaire, chaque création un acte de résistance provisoire contre l’entropie universelle.

L’extinction nous place ainsi dans une temporalité paradoxale : elle est à la fois ce qui nous attend dans un futur plus ou moins lointain et ce qui structure notre présent, ce qui lui donne sa forme et son sens. Elle est cet horizon qui ne cesse de reculer mais qui, en même temps, ne cesse de se rapprocher. Elle est cette absence qui hante toute présence, ce néant qui travaille au cœur de l’être. Elle est ce qui nous rappelle que toute lumière finira par s’éteindre, que tout système finira par s’effondrer, que toute mémoire finira par s’effacer.

Mais si l’extinction est inéluctable, sa forme et son moment restent indéterminés. Sera-t-elle brutale ou progressive, totale ou partielle, prochaine ou lointaine ? Sera-t-elle le résultat d’une catastrophe naturelle, d’un développement technologique incontrôlé, d’une évolution cosmique inexorable ? Ces questions restent ouvertes, et c’est précisément dans cette ouverture que se joue notre responsabilité. Car si nous ne pouvons éviter l’extinction, nous pouvons peut-être en moduler les formes, en retarder l’échéance, en atténuer les effets. Nous pouvons peut-être, dans l’intervalle qui nous est donné, créer des mondes plus justes, plus beaux, plus dignes d’être habités, même provisoirement.

L’horizon de l’extinction nous invite ainsi à une éthique de la finitude, à une politique de l’intervalle, à une esthétique de l’éphémère. Elle nous rappelle que notre existence n’a pas de sens transcendant, de finalité préétablie, mais qu’elle est ce que nous en faisons dans les limites qui sont les nôtres. Elle nous invite à habiter pleinement notre condition d’êtres voués à la disparition, à assumer cette fragilité constitutive, cette vulnérabilité essentielle qui nous lie aux autres vivants et aux objets techniques qui peuplent notre monde.

Cette vulnérabilité partagée pourrait être le fondement d’une nouvelle alliance entre l’humain et le non-humain, entre le naturel et l’artificiel. Si nous sommes tous, à des degrés divers, menacés d’extinction, alors nous sommes tous, à des degrés divers, concernés par les conditions de possibilité de notre persistance temporaire. Cette communauté des êtres vulnérables transcende les frontières traditionnelles entre les espèces, entre les règnes, entre les catégories ontologiques. Elle nous invite à une forme de solidarité cosmique, à une attention renouvelée pour toutes les formes d’existence qui partagent avec nous cette précarité fondamentale.

L’extinction comme horizon anthropotechnologique nous oblige ainsi à repenser radicalement notre place dans le monde, notre rapport aux autres êtres, notre relation au temps et à l’espace. Elle nous invite à dépasser l’anthropocentrisme étroit qui a longtemps dominé notre pensée, pour adopter une perspective plus large, plus inclusive, plus cosmique. Elle nous rappelle que nous ne sommes qu’une configuration temporaire de matière et d’énergie, un motif éphémère dans le flux continu du devenir universel. Mais en même temps, elle confère à cette configuration temporaire une dignité particulière, une beauté tragique qui naît précisément de sa fragilité.

Car c’est peut-être dans cette conscience même de notre finitude, dans cette lucidité face à l’inéluctabilité de l’extinction, que réside notre grandeur spécifique. Nous sommes peut-être les seuls êtres capables de contempler leur propre disparition, d’imaginer un monde dont ils seraient absents, de penser l’impensable qu’est la fin de toute pensée. Cette capacité paradoxale, cette conscience réflexive de notre condition mortelle, est peut-être ce qui définit le plus profondément notre humanité. Non pas comme une exception ontologique qui nous placerait au-dessus ou en dehors de la nature, mais comme une manière singulière d’être-au-monde, une façon particulière d’habiter le temps et l’espace.

L’extinction nous invite ainsi à une forme de sagesse tragique, à une acceptation lucide de notre condition d’êtres finis, à une affirmation joyeuse de notre existence éphémère. Elle nous rappelle que la vie n’a pas de sens transcendant, de finalité préétablie, mais qu’elle est ce que nous en faisons dans l’intervalle qui nous est donné. Elle nous invite à habiter pleinement notre condition d’êtres voués à la disparition, à transformer cette nécessité en liberté, cette contrainte en création.

Car si notre extinction est inéluctable, la manière dont nous habitons l’intervalle qui nous sépare d’elle reste ouverte. Dans cet espace de jeu, dans cette marge de manœuvre, se joue notre liberté. Une liberté qui n’est pas celle d’êtres souverains dominant le monde, mais celle d’êtres vulnérables naviguant dans un océan d’incertitudes. Une liberté qui n’est pas celle de l’autonomie absolue, mais celle de l’interdépendance assumée. Une liberté qui n’est pas celle de la maîtrise totale, mais celle de la responsabilité partagée.

L’extinction comme horizon anthropotechnologique nous invite ainsi à une odestie. Elle nous rappelle que nous ne sommes pas les maîtres et possesseurs de la nature, mais des habitants temporaires d’un monde qui nous précède et qui nous survivra. Elle nous invite à cultiver une attention renouvelée pour toutes les formes d’existence qui partagent avec nous cette précarité fondamentale, cette vulnérabilité essentielle, cette finitude radicale.