Les librairies: entre source et usage
Face à l’omniprésence des flux de données qui caractérisent notre époque, l’imagination et la production artistiques se réorganisent selon deux tendances distinctes mais complémentaires, révélant différentes stratégies d’adaptation à cette nouvelle condition.
D’un côté, nous observons une réaction qui réinvestit, souvent inconsciemment ou de manière passive, des champs artistiques antérieurs. Cette tendance se manifeste par un retour vers des formes déjà constituées : redécouverte de l’art vidéo et des explorations narratives des années 60-70, regain d’intérêt pour la performance, l’installation, ou l’infiltration sociale. Ces réappropriations témoignent d’une recherche de repères dans un paysage médiatique saturé, comme si l’histoire de l’art constituait un réservoir de stratégies éprouvées pour faire face au déluge informationnel contemporain.
De l’autre côté émergent des formes plus fragiles car encore en gestation, qui tentent de redéfinir le domaine même de l’art en s’immergeant dans les flux tout en y résistant. Ces pratiques ne cherchent pas à s’extraire du torrent des données, mais plutôt à y naviguer différemment, à y créer des contre-courants ou des tourbillons singuliers. Leur caractéristique principale réside dans leur organisation sous forme de bibliothèques ou librairies (de code et de médias), constituées de fragments exploitables dans divers contextes créatifs.
Cette structuration en bibliothèques fait écho à la définition informatique : “un ensemble de fonctions utilitaires, regroupées et mises à disposition afin de pouvoir être utilisées sans avoir à les réécrire”. Cette approche modulaire représente l’un des vecteurs essentiels de l’économie de la contribution qui se développe dans le champ numérique. Elle est également la stratégie adoptée par des acteurs comme Google qui invite ses utilisateurs à peupler de bâtiments 3D ses cartes, exploitant ainsi la créativité collective à des fins commerciales.
L’emploi de cette terminologie issue de l’informatique nous rappelle l’importance historique des pratiques d’indexation, du dictionnaire, du catalogue – ces dispositifs que l’on consulte de façon non-linéaire en suivant tables des matières, numérotations et renvois multiples. Paradoxalement, l’indexation qui s’opposait historiquement à la narration selon Lev Manovich devient aujourd’hui l’une de ses conditions de possibilité.
Cette évolution soulève une question fondamentale : comment construire une histoire en partant d’éléments non-originaux qui, contrairement aux ready-made et autres stratégies de réutilisation dans l’art du XXe siècle, ont été conçus dès l’origine pour être détournés, transformés et réexploités dans des contextes imprévisibles ? Cette logique du mashup qui se généralise diffère profondément du détournement situationniste en ce qu’elle ne résiste pas au pouvoir qui l’a produite, puisque ce pouvoir avait précisément pour objectif un tel détournement.
Cette distinction essentielle nous invite à considérer les différences et nuances au sein même de la continuité apparente des flux. L’art contemporain se trouve ainsi confronté à un défi inédit : développer des tactiques de création qui ne soient ni simple reproduction de stratégies historiques, ni absorption passive dans des flux préformatés, mais qui parviennent à articuler de nouvelles formes de récits et d’expériences à partir de matériaux délibérément conçus pour leur réappropriation.
[zanmantou type=”audio” file=”http://chatonsky.net/folio/wp-content/uploads2010/11/librairie.mp3″ title=””]