Les hostiles

Se glisser. L’eau se referme. Matrice renversée.

Liquide qui étreint

                pour étouffer.

Dans cette liquidité première, l’envers du monde terrestre. Univers parallèle. Les règles familières s’abîment.

Poissons dans leur élément natal. Grâce effroyante des êtres qui n’ont jamais connu l’exil. Leurs mouvements ondulent, pensées qui n’auraient jamais rencontré d’obstacle. Désirs qui n’auraient jamais buté.

Ils sont chez eux. Dans cette densité qui accueille comme une menace.

Chaque branchie qui s’ouvre se ferme rappelle ce qu’on n’est pas.

Fonds sablonneux. La lumière se fragmente. Se décompose en particules qui dansent. Souvenirs d’un soleil devenu impossible.

Ici l’horizon se courbe. Se plie sur lui-même.

Il n’y a plus de ligne droite.

Plus de perspective fuyante vers un ailleurs possible. Tout converge vers un centre qui se dérobe. Vers un point de fuite qui devient point d’aspiration.

Le monde s’invagine.

Puis sans qu’on sache pourquoi, on étouffe.

                    On sent le danger.

Sans qu’on sache pourquoi.

Car il y a des noyades qui adviennent sans préavis. Sans cause apparente. Rupture brutale dans la continuité du possible.

Un instant on est.

L’instant d’après—

La respiration. Ce geste si naturel qu’il en devient invisible. Se révèle soudain dans sa précarité fondamentale.

Chaque inspiration : combat contre l’eau qui veut prendre la place de l’air.

L’expiration se transforme en perte. En dépossession.

Le rythme régulier, cette pulsation qui scandait les jours sans qu’on y prenne garde, devient conscience aiguë de sa propre fragilité.

Le corps découvre qu’il n’est pas maître de ses automatismes.

Que tout pourrait se fragmenter.

Dans cette submersion quelque chose se révèle qui dépasse la simple peur de mourir.

Le monde peut devenir hostile sans prévenir.

L’eau qui était caresse devient étau. L’élément qui portait devient celui qui engloutit.

Le réel peut cesser d’être habitable.

Il est, en son fond, inhabitable.

On va être seul et on va tomber sur les fonds sablonneux.

Cette solitude de la noyade n’est pas celle de l’isolement social. C’est une solitude ontologique. Celle de l’être qui découvre qu’il n’y a au fond personne pour le retenir quand tout bascule.

La chute vers les fonds sablonneux évoque ces rêves où l’on tombe dans un vide sans fin. Mais ici c’est l’inverse.

On tombe vers un fond trop présent. Trop matériel.

Qui attend comme une tombe liquide.

Les fonds sablonneux portent en eux toute la mélancolie du définitif.

Lieu où les choses finissent par se déposer. Où tout ce qui était mouvement devient immobilité.

Sable fait de coquillages broyés. D’étoiles de mer décomposées. De fragments d’autres vies qui ont connu leur propre naufrage.

Ces fonds : cimetière sous-marin où chaque grain porte la mémoire d’une forme disparue.

Tomber sur ces fonds c’est rejoindre cette sédimentation du temps. Devenir soi-même matière première pour les futures décompositions.

Accepter de quitter le royaume des verticaux pour celui des horizontaux.

Abandonner la dimension de l’élan pour celle de l’affaissement.

Dans cette chute le corps devient pure pesanteur. Débarrassé de tout ce qui en lui aspirait vers le haut.

Alors on agite les mains pour vouloir sortir au plus vite de ce milieu hostile.

Ces mains qui battent l’eau contiennent toute la tragédie du geste devenu impuissant.

Elles qui sur terre saisissent caressent construisent

ne rencontrent plus ici que la résistance molle d’un élément qui se dérobe sous leurs mouvements.

L’eau passe entre les doigts comme le temps. Comme la vie elle-même quand elle nous échappe.

Il y a quelque chose de dérisoire et de sublime dans cette agitation des mains.

Dérisoire parce qu’elle révèle l’inadéquation entre nos outils corporels et l’élément qui nous environne.

Sublime parce qu’elle manifeste cette pulsion de vie qui refuse l’abandon même dans l’inadéquation.

Une vie qui devient inadéquate.

Ces mains qui battent l’eau sont comme des mots qui chercheraient à dire l’indicible.

Hostile.

Ce mot claque comme une évidence.

Le milieu s’est révélé hostile non pas parce qu’il aurait changé de nature mais parce que sa véritable nature s’est dévoilée.

L’hostilité n’était pas absente avant. Elle était masquée par l’illusion de la maîtrise.

Tant qu’on flottait sereinement, l’eau était complice. Dès qu’on a suffoqué, elle est devenue ennemie.

Cette hostilité du milieu aquatique préfigure une hostilité plus large. Plus fondamentale.

Celle du réel lui-même quand il cesse d’être familier.

Car qu’est-ce que l’hostilité sinon la révélation que ce qui nous entoure n’est pas fait pour nous.

N’a pas été conçu en fonction de nos besoins. De nos désirs. De notre survie.

L’eau hostile révèle l’indifférence première du monde à notre égard.

Dans cette hostilité soudainement manifeste quelque chose se brise qui ne se réparera plus.

Nulle guérison.

Une innocence peut-être. Celle qui nous faisait croire que le monde était notre demeure naturelle.

L’hostilité ouvre une faille dans la confiance originaire. Installe un doute définitif sur la bienveillance de l’existence.

Après cette révélation même l’air respirable portera en lui la trace de cette possible trahison.

C’était il y a trente ans.

Ce milieu aquatique était le monde entier dont on voulait s’extirper et il n’y avait aucune porte de sortie.

Trente ans : le temps d’une génération.

Le temps nécessaire pour comprendre qu’une expérience peut porter en elle une vérité qui dépasse sa circonstance.

Ce milieu aquatique devenu le monde entier révèle la structure même de l’angoisse :

l’impossibilité de situer le danger quelque part pour mieux le fuir ailleurs.

Quand l’angoisse s’empare de l’être il n’y a plus d’extérieur vers lequel s’échapper.

Car l’angoisse transforme tout extérieur en intérieur. Tout ailleurs en ici.

Elle procède par expansion concentrique. Colonisant progressivement tous les espaces de la conscience jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de dehors pensable.

Le monde entier devient océan.

Milieu dense et oppressant d’où toute émergence semble impossible.

Cette universalisation du milieu hostile correspond à ce que les phénoménologues ont décrit comme la déréalisation.

Le réel ne disparaît pas. Il se transforme en quelque chose d’autre.

Quelque chose qui a gardé l’apparence du réel mais en a perdu la substance rassurante.

Les objets sont toujours là mais ils ont perdu leur familiarité. Les espaces demeurent mais ils ont cessé d’être habitables. Le monde persiste mais il est devenu étranger à lui-même.

On ne savait pas si on voulait sortir du monde ou de son corps et on a couru pour sortir de ce cauchemar éveillé.

Cette indécision révèle l’essence même de l’angoisse :

l’effacement de la frontière entre intérieur et extérieur. Entre le soi et le monde. Entre le corps propre et l’environnement.

Dans l’angoisse on ne sait plus très bien où commence le danger et où il finit.

Le corps dans l’angoisse cesse d’être cet instrument docile qui permet d’agir sur le monde.

Il devient lui-même partie du problème.

Source d’oppression autant que refuge possible.

Sortir de son corps devient un désir aussi fort que contradictoire.

Comment sortir de ce qui constitue la condition même de toute sortie.

Cette aporie révèle la structure paradoxale de l’angoisse qui transforme les outils de la liberté en instruments de l’aliénation.

La course devient alors geste dérisoire et nécessaire.

Dérisoire parce qu’elle ne permet pas de fuir ce qui nous poursuit de l’intérieur.

Nécessaire parce qu’elle manifeste cette pulsion vitale qui refuse l’immobilité de la mort.

Courir sans destination. Courir pour courir. Courir contre l’angoisse qui nous habite.

Cette course-là a quelque chose de l’absurde héroïque.

L’angoisse procède par envahissement progressif.

Comme une marée qui monterait de l’intérieur.

Elle commence souvent par de petits signes :

une accélération du rythme cardiaque une modification imperceptible de la respiration une sensation de léger vertige

Puis elle gagne du terrain.

Colonise progressivement tous les territoires de la sensibilité.

Le corps devient étranger à lui-même.

La gorge se resserre comme si une main invisible l’étreignait. La respiration se fait courte. Saccadée. Le cœur bat selon un rythme qui ne correspond plus à aucun effort physique. Les mains deviennent moites. Les jambes flageolantes.

Chaque partie du corps témoigne d’une panique généralisée dont l’origine demeure mystérieuse.

On n’est pas des esprits incarnés de manière accidentelle.

On est des corps pensants de manière constitutive.

Et quelque chose ne le veut pas.

L’angoisse le démontre en révélant que la moindre perturbation existentielle se traduit immédiatement en désordre corporel.

Il n’y a pas d’angoisse purement spirituelle. Pas plus qu’il n’y a de corps purement matériel.

Dans l’angoisse le temps cesse de s’écouler selon son rythme habituel.

Chaque seconde s’étire jusqu’à devenir insupportable. Chaque minute contient l’éternité de la souffrance.

Le présent se dilate de manière monstrueuse.

Engloutit passé et futur dans son épaisseur oppressante.

Il n’y a plus que cet instant qui n’en finit pas de ne pas finir.

Cette durée qui refuse de passer.

Cette dilatation temporelle transforme la conscience en prison.

Car la conscience anxieuse ne peut plus se projeter vers l’avenir—l’avenir est devenu menaçant.

Ni se réfugier dans le passé—le passé s’est révélé trompeur.

Elle est condamnée à un présent perpétuel qui a perdu sa fonction de passage pour devenir lieu de stagnation.

Le temps anxieux n’est plus le temps de l’action.

Il devient le temps subi.

Cette dislocation temporelle évoque celle du noyé qui voit sa vie défiler en accéléré au moment de sombrer.

Mais ici c’est l’inverse qui se produit.

Chaque instant de l’angoisse contient toute une vie de souffrance.

Le temps ne s’accélère pas.

Il se coagule. Se cristallise en moments d’une densité insupportable.

L’angoisse transforme la durée vécue en éternité négative.

Dans les moments d’angoisse aiguë quelque chose se passe qui ressemble à une perte de l’enveloppe corporelle.

La peau, cette frontière première entre soi et le monde, semble se dissoudre.

On devient poreux. Perméable à tout ce qui environne.

Sans protection contre les agressions extérieures.

Cette perte de la peau constitue une forme particulière de vulnérabilité.

Celle de l’être qui ne sait plus où il commence et où il finit.

Cette dissolution des limites corporelles évoque la situation du noyé dont la peau ne constitue plus une barrière efficace entre l’eau et l’air.

Dans l’angoisse c’est la totalité de l’être qui devient perméable aux influences extérieures.

Les bruits deviennent insupportables. Les regards se transforment en intrusions. La moindre stimulation sensorielle prend des proportions démesurées.

On existe à vif. Écorché.

Sans la protection qu’offre habituellement l’enveloppe du soi.

Cette perte de l’enveloppe corporelle révèle combien notre sentiment d’exister dépend de cette capacité à maintenir une frontière entre dedans et dehors.

L’angoisse démontre par l’absurde l’importance de cette fonction contenante de la peau.

De cette capacité à faire tenir ensemble les éléments disparates qui constituent notre identité.

Sans cette enveloppe on n’est plus qu’un ensemble de sensations dispersées.

Incapables de se constituer en expérience cohérente.

L’angoisse partage avec la noyade cette caractéristique terrible :

l’impossibilité de localiser précisément le danger pour mieux l’éviter.

Le noyé ne peut fuir l’eau qui l’environne de toutes parts.

L’anxieux ne peut échapper à ce qui le menace car la menace a pris la forme de l’existence elle-même.

Comment fuir ce qui constitue la condition même de toute fuite.

Cette impossibilité de la fuite transforme l’être en proie.

Mais proie de quoi.

D’une prédation sans prédateur. D’une menace sans objet identifiable. D’un danger qui a pris la forme du réel lui-même.

L’angoisse révèle que notre existence repose sur un fond d’insécurité ontologique qu’on parvient la plupart du temps à oublier.

Dans les moments de crise ce fond remonte à la surface et révèle sa véritable nature.

Pourtant de cette expérience limite naît parfois une forme particulière de sagesse.

Celle de l’être qui a touché le fond et en est remonté.

Qui a connu l’hostilité du réel et a appris à composer avec elle.

L’angoisse comme la noyade évitée de justesse peut devenir école de lucidité.

Elle enseigne la précarité de l’existence mais aussi la résistance insoupçonnée de l’être humain face à ce qui le menace.

Cette sagesse née de l’épreuve ne ressemble pas à celle des livres.

Elle s’est constituée dans la chair.

Dans l’expérience directe de la vulnérabilité.

Elle sait que le réel peut devenir hostile mais elle sait aussi que cette hostilité n’est pas fatale.

Entre la confiance naïve qui ignore le danger et la panique qui ne voit que lui elle trace une voie étroite.

Celle d’une vigilance lucide qui accepte la précarité sans s’y abandonner.

L’art de la survie qui naît de cette expérience ressemble à celui du nageur qui a failli se noyer.

Il a perdu l’innocence de celui qui se jette à l’eau sans réfléchir.

Mais il a gagné la science de celui qui connaît les courants. Les profondeurs. Les zones dangereuses.

Il nage désormais avec cette conscience aiguë que l’eau peut redevenir hostile à tout moment.

Mais cette conscience même devient une forme de protection.

Il y a paradoxalement une beauté dans cette expérience de l’extrême.

La beauté terrible de l’être humain aux prises avec ce qui le dépasse.

La beauté de cette résistance qui s’affirme même dans la défaite.

L’angoisse révèle quelque chose de l’héroïsme quotidien qui consiste à continuer d’exister malgré la conscience de la précarité.

Cette beauté n’est pas celle de l’harmonie mais celle du combat.

Elle ressemble à celle du nageur qui lutte contre la noyade.

Mélange de grâce et de désespoir. D’élégance et de panique.

Dans ces moments limites l’être humain révèle quelque chose de sa nature la plus profonde.

Cette capacité à affirmer la vie même quand tout semble la nier.

L’angoisse en révélant la fragilité de l’existence révèle aussi sa valeur.

Car ce qui peut se perdre prend une dimension précieuse qui échappait à l’évidence de sa possession.

L’être qui a failli se noyer dans l’angoisse découvre le prix de la respiration libre. De la pensée claire. De la simple capacité à être au monde sans que ce soit un problème.

Mais quelque chose dans cette expérience ne se répare jamais complètement.

Une innocence perdue. Une confiance brisée. Une évidence détruite.

Celui qui a connu l’hostilité du réel ne peut plus jamais retrouver la sérénité de celui qui n’en a jamais douté.

Il porte en lui la trace de cette dislocation.

La cicatrice de cette blessure.

Cette impossibilité du retour n’est pas forcément une malédiction.

Elle peut devenir une manière plus aiguë d’habiter l’existence.

Celui qui sait que le réel peut devenir hostile développe parfois une sensibilité particulière à ce qui dans l’ordinaire de la vie relève du miracle.

La simple capacité à respirer librement. À marcher sans vertige. À être au monde sans angoisse.

Devient objet d’une gratitude spécifique.

Cette transformation de la sensibilité ressemble à celle du rescapé de la noyade qui ne regarde plus jamais l’eau de la même manière.

Il peut réapprendre à nager.

Retrouver le plaisir de l’élément liquide.

Mais il gardera toujours en mémoire cette révélation de l’hostilité possible.

Cette mémoire peut devenir richesse si elle ne se transforme pas en obsession.

Si elle reste vigilance sans devenir paralysie.

Reste alors la possibilité de témoigner.

De transformer l’expérience limite en matière d’écriture.

En substance de pensée.

Non pas pour exorciser ce qui s’est passé mais pour lui donner une forme qui permette de le transmettre.

L’écriture devient alors manière de donner corps à l’incorporel de l’angoisse.

De rendre sensible l’insensible de cette expérience limite.

Cette écriture ne peut être que particulière.

Car comment dire avec les mots ordinaires ce qui précisément échappe à l’ordinaire.

Comment transmettre avec les outils de la communication habituelle une expérience qui révèle l’inadéquation de ces outils.

L’écriture de l’angoisse doit inventer sa propre langue.

Forger ses propres moyens d’expression.

On est des êtres aériens tentant de survivre dans un monde qui peut à tout moment redevenir aquatique.

Des êtres de surface contraints de négocier avec les profondeurs.

Des nageurs perpétuels dans l’océan de l’être.

Toujours menacés par la noyade. Toujours sauvés par cette mystérieuse capacité à refaire surface.

Entre l’eau et l’air.

Entre la noyade et la respiration libre.

Ni complètement à l’abri ni complètement menacés.

Mais toujours sur cette ligne de crête où se joue à chaque instant la possibilité de continuer d’exister

dans un souffle

            dans une expiration.