Les Disparus
Je suis né dans cet entre-deux, cette génération charnière qui a connu l’avant et l’après Internet. Vingt-cinq lors de l’émergence des premiers réseaux sociaux, trente quand ils sont devenus omniprésents. Aujourd’hui, l’écran devient parfois le support d’une quête de fantômes numériques.
Le nom saisi dans la barre de recherche. M-C. D. Un appartement partagé pendant trois ans. Histoire de l’art contre art visuel. S baisers échangés. Une frappe, deux frappes, trois frappes. Rien. Absence totale de profil, de mention, d’image. Inexistence apparente.
Ces moments suivent une mécanique précise. Fin de journée. Travail terminé. Silence dans l’appartement. Un nom émerge, un visage se forme. La voix, le rire particulier, cette lèvre inférieure mordue pendant les réflexions.
N. P. Meilleur ami du lycée. Contact perdu après le baccalauréat. Études aux États-Unis. Son nom dans le moteur de recherche : homonymes sans correspondance avec le N. connu. Retour en France ? Carrière d’ingénieur poursuivie ? Mariage ? Enfants ?
Les recherches ne visent pas la reprise de contact. Simple besoin de savoir. Confirmation que tout va bien pour eux, qu’ils ont trouvé leur voie, que la vie ne les a pas excessivement malmenés. Une photographie récente suffirait. Un statut professionnel. Information anodine permettant de compléter leur histoire, de les situer dans le présent.
Durée limitée de ces recherches. Dix minutes, peut-être quinze. Conclusion invariable : échec. Certains individus n’existent pas dans l’univers numérique. Échappement volontaire ou non à la digitalisation.
S. L. Rencontre en 2002, avant l’ère des smartphones. Cohabitation de deux ans. Aversion pour la photographie. Refus d’utiliser un ordinateur, préférence pour l’écriture manuscrite. Emploi dans une librairie indépendante. Séparation suivie d’un déménagement dans le sud de la France. Adresse inconnue. Numéro de téléphone inconnu. Nom trop commun pour une recherche sans indices supplémentaires.
Interrogation sur le maintien de cette résistance au numérique. Existence contemporaine sans profil en ligne, sans traces digitales. Concept simultanément fascinant et inquiétant. Possibilité d’exister aujourd’hui sans empreinte numérique ?
Changement de nom possible. Mariage éventuel. Utilisation potentielle d’un pseudonyme. Recherches effectuées sur les sites des librairies indépendantes méridionales, dans l’espoir d’apercevoir son visage parmi l’équipe. Parcours des pages de plusieurs festivals littéraires, anticipant une possible participation. Résultat nul.
Non pas obsession mais vagues de recherches espacées de plusieurs mois. Déclenchement par réminiscence, par souvenir resurgissant. Pensée de S. à la lecture d’un livre qu’elle aurait apprécié. N. revenant à l’esprit lors d’un passage devant l’ancien lycée. M-C. présente dans les pensées face à une exposition d’art contemporain.
Retrouvailles virtuelles avec certains anciens amis. B. devenue architecte à Bordeaux. T. enseignant la philosophie dans un établissement parisien. J. propriétaire d’un restaurant à Nantes. Profils en ligne narrant leurs parcours professionnels, montrant leurs familles, documentant leurs voyages. Distance temporelle apparemment réduite par cette fenêtre numérique permettant l’observation distante.
Mais les autres, les absents numériques, ceux dont aucune trace n’apparaît, créent un vide spécifique. Vide nourrissant l’imagination. Bonheur ? Réalisation des rêves ? Conservation de cette étincelle, cette intensité caractéristique de notre jeunesse ?
Souvenir de M. R., aspirant journaliste. Discours passionnés sur les grands reportages, les zones de conflit, les investigations de terrain. Absence totale de trace en ligne. Abandon de ce rêve ? Expatriation ? Choix d’une vie simple, déconnectée des réseaux ?
Questions sans réponses. Possibilité d’intensifier les recherches. Contacter d’anciens camarades communs, retrouver des membres de famille. Abstention délibérée. Quête d’information maintenue superficielle, presque distraite. Respect du droit à l’absence, à l’oubli.
Questionnement occasionnel sur la réciprocité de ces recherches. Tapent-ils aussi mon nom dans une barre de recherche ? Découvrent-ils mon profil professionnel, mes quelques publications, mes apparitions sur les réseaux ? Reconnaissance dans ces fragments numériques ? Perception de l’essence de ce que j’étais, de ce que je suis devenu ?
Facilité de me trouver. Visibilité modeste mais suffisante conférée par mon métier. Absence de difficulté pour S., N. ou M-C. à me contacter si elles souhaitaient prendre de mes nouvelles. Trouble occasionnel face à cette asymétrie. Recherche sans résultat de mon côté, possibilité de me trouver sans effort du leur.
Certains soirs, examen attentif de la boîte mail, espérant y découvrir un message d’eux. “Bonjour, c’est M-C. Je me demandais ce que tu devenais.” Ou bien : “Salut, c’est N. Je passe à ris la semaine prochaine, on pourrait se voir.” Messages jamais reçus.
Interrogation sur ma propre présence numérique. Fidélité à mon être ? Reflet authentique de mon parcours, mes valeurs, mes choix ? Ou simple façade, construction partielle ne révélant rien d’essentiel ?
Découverte récente d’une photographie de classe datant de 1987. Vingt-huit adolescents alignés sur trois rangs. Identification complète, noms notés au verso de l’image. Recherches effectuées. Sur les vingt-huit, dix-sept retrouvés en ligne. Onze autres demeurant invisibles au regard numérique.
Proportion surprenante. Plus d’un tiers des anciens camarades sans présence en ligne identifiable. Appartenance à cette catégorie des disparus numériques, ceux vivant sans laisser de traces sur Internet. Interrogation sur le caractère délibéré ou circonstanciel de cette absence. Choix conscient de rester à l’écart des réseaux, ou trajectoires de vie simplement moins exposées ?
Pensées occasionnelles concernant la mort. Décès possible de certains d’entre eux, à mon insu. Accident de voiture, maladie, suicide. Comment l’apprendre en l’absence d’existence numérique ? Pensée glaçante. L’absence d’information pouvant signifier le pire comme le meilleur.
Poursuite néanmoins de ces recherches occasionnelles, ces plongées dans le passé à travers l’écran. Non pas nostalgie, mais curiosité. Recherche non de reviviscence du passé, mais de compréhension du devenu. Saisie des trajectoires, des évolutions, des transformations.
Puis fermeture de l’ordinateur. Retour à la vie présente, aux projets, aux proches. Estompage des fantômes numériques jusqu’à la prochaine occurrence, jusqu’au prochain nom surgissant dans la mémoire, jusqu’à la prochaine recherche infructueuse.
Appartenance à cette génération où des personnes ont vécu sans cette archive existentielle qu’est devenu Internet. Personnes existant pleinement dans le monde réel tout en demeurant invisibles dans le monde virtuel. Personnes dont le devenir restera inconnu, à moins d’un croisement fortuit de nos chemins.
Incertitude non perçue comme fardeau. Composante intrinsèque de la vie, de son caractère fragmentaire et incomplet. Impossibilité de tout savoir, tout retrouver, tout comprendre. Histoires restant inachevées, liens se dissolvant dans le temps.