Les derniers
Nous avons étudié les textes et les techniques pendant de longues études et après nous avons continué à apprendre, sans cesse. Nous avons accumulé les compétences pour réaliser ce qui ne devait pas l’être et sortir de la division du travail, de la domination.
De cette façon nous sommes devenus ce que vous vouliez être : polyvalent, liquide, adaptable, créatif, autonome. Nous sommes ainsi devenus votre reflet sombre, parce que notre activité a été valorisée et dévalorisée, dans le même instant. Nous avons subi votre maniaco-dépression, votre enthousiasme et vos effondrements.
Vous nous avez utilisés comme modèle en nous transformant en « créatifs ». Vous avez pris certains d’entre nous, à peine quelques-uns, pour les agiter comme des marionnettes dotées d’esprit et de génie. Vous avez économiquement aliéné les autres en ne les payant pas et en leur promettant, par leur travail, d’atteindre la reconnaissance que vous n’espériez plus pour vous-mêmes. Nous avons été le laboratoire de votre prolétariat parce que nous avons payé pour travailler. Nous avons dépensé sans compter pour produire et pour dégager du temps afin d’apprendre, de penser et de faire. Tout ce que vous étiez devenu incapable de réaliser, vous qui passiez de réunion en réunion en croyant décider je ne sais quels inutiles projets. Tout ce que vous faisiez pouvait être remplacé par autre chose. Vous êtes remplaçable : vous disparaissez, vous serez vite remplacé et quelqu’un d’autre effectuera la même tâche, en mieux ou en plus mal, peu importe. Notre disparition à nous serait la disparition de ce que nous pouvions faire. Vous étiez la fonction. Nous étions les possibles.
Il y a eu ce mélange délicat de mépris et d’admiration. Vous vouliez connaître des artistes et sans doute étiez vous déçus de rencontrer, non des génies, ces créations littéraires, mais des travailleurs, ni plus ni moins. Avec leurs mains et leurs problèmes. Avec leur pesanteur et leur joie. Rien de plus. Vous avez cru être les nouveaux artistes. Vous avez créé le réalisme capitaliste en croyant que nous étions au service de votre démesure. Vous nous avez admirés. Vous nous avez méprisés. Vous avez détruit tout ce qui était en commun. Vous avez réduit drastiquement les moyens permettant de produire ces possibles que nous avions en tête. Vous avez promis que vous vous en occuperiez dorénavant, grands mécènes que vous rêviez d’être. Nous avons continué de plus belle, juste à côté de vous.
Mais la dislocation vous a rattrapé. Vous le saviez depuis si longtemps. Vous avez voulu réduire d’abord ce que nous faisions, puis ce que nous étions à votre logos. Les artistes étaient inutiles, un luxe en ces temps de crise : certaines marionnettes sont devenues du luxe, d’autres un sous-produit de la culture populaire, d’autres encore n’ont fait que répondre à vos attaques. Ils se pensaient résistants, ils étaient des contremaîtres. Les autres se sont donc multipliés en même temps que les possibles ont diminué. La crise n’est pas celle que vous annoncez. Le problème n’est ni le chômage encore moins la croissance, mais l’extinction, c’est-à-dire l’autonomie que vous conjurez.
Ce qui est amusant et tragique c’est qu’à présent, très vite, tout va s’inverser. Les artistes, plutôt l’art était inutile, il devait disparaître ou se fondre dans et par l’utile, c’est-à-dire vos raisonnements instrumentaux. Mais ce sont eux qui vont disparaître en premier parce que votre intérêt pour eux ne consiste pas en eux-mêmes, mais en une fonction associée, l’enrichissement. Que vous serez désœuvré et inutile quand celui-ci sera rendu à son impossibilité ! Nous serons donc les derniers, les tout derniers à travailler parce que notre activité n’a jamais eu d’autres fonctions que de rejouer la dislocation du monde.