Les commissaires-priseurs, nouveaux maîtres du marché de l’art – Le Monde
Qui définit qu’une œuvre est art ? Après l’artiste et le commissaire d’exposition, serait-ce le tour du commissaire-priseur ?
« Le sujet d’une exposition tend de plus en plus à ne plus être l’exposition d’œuvres d’art, mais l’exposition de l’exposition comme œuvre d’art », écrivait Daniel Buren en 1972 à propos de « Documenta », qui se tient tous les cinq ans à Cassel, en Allemagne, et organisée cette année-là par Harald Szeemann. Qui définit qu’une œuvre est art ? Après l’artiste et le commissaire d’exposition – ce transfert que dénonçait Buren –, serait-ce le tour du commissaire-priseur de devenir l’arbitre des élégances ?
« Ceux qui ont acquis cette toile ont acheté l’acte – très beau – de mise sur le marché, pas le tableau, affirme ainsi Gregory Chatonsky, artiste chercheur sur l’imagination artificielle à l’Ecole normale supérieure, à propos du Portrait d’Edmond de Belamy, vendu le 25 octobre chez Christie’s, à New York, pour 432 500 dollars (380 500 euros). Le vrai sujet de cette vente, ce n’est pas l’intelligence artificielle, c’est le pouvoir des commissaires-priseurs. Ce sont eux qui aujourd’hui font l’art. »
Alors que ses trois jeunes auteurs réunis au sein d’une start-up, Obvious, en attendaient 10 000 euros, la vente de cette « œuvre créée avec une intelligence artificielle » aurait-elle atteint ce montant si, trois semaines plus tôt, La Fille au ballon, de Banksy (adjugée pour un peu plus de 1 million de livres sterling – 1,2 million d’euros) ne s’était autodétruite pendant la vente chez Sotheby’s, créant l’événement ?
Coup contre coup ? C’est Christie’s qui contacte dès avril les trois jeunes d’Obvious. « Richard Lloyd, le commissaire-priseur, voulait faire quelque chose avec de l’intelligence artificielle », raconte Pierre Fautrel, le communicant de la bande. « Or, le tableau est incroyablement académique, souligne Manuela de Barros, spécialiste des relations entre arts, sciences et techniques à Paris-VIII. C’est d’ailleurs sans doute précisément parce qu’il donne le storytelling imaginaire d’une filiation avec l’histoire de l’art que le tableau a séduit Christie’s. »
La maison de ventes va en tout cas mettre en branle une opération digne d’une œuvre de maître : la faisant tourner à Londres, éditant quinze pages de communiqué de presse… Avant même la vente, la presse internationale s’en empare. Times Magazine place derechef Obvious dans la liste des 50 sociétés qui inventent le futur, aux côtés d’Apple et de Netflix… Et les trois jeunes Français vendent dans la foulée quatre tableaux (à un Allemand, à un Indien et à deux Américains) pour 10 000 dollars chacun.
Au moment de la vente proprement dite à New York, Pierre Fautrel, 25 ans, raconte comment, avec son copain Gauthier, ils ont vu sans y croire l’enchère s’envoler (le scientifique du trio, Hugo, n’était pas du voyage, s’étant cassé le genou en faisant du skate) : « Au coup de marteau, on s’est sentis mal. Le syndrome de l’imposture nous a saisis alors que tout Christie’s nous applaudissait. Depuis, on a du mal à redescendre. Je pense que oui, cette œuvre a une valeur, dans la mesure où elle marque un tournant dans le monde de l’art. Après, est-ce que nos tableaux ont une cote de cet ordre ? J’en suis moins sûr. »
Laurent Carpentier