Apprendre des machines / Learning from machines

Notre conception instrumentale des techniques nous empêche la plupart du temps de considérer les causalités complexes de nos relations avec elles où nous sommes causes et effets. Cette idéologie, qui provoque une alternance d’état de contrôle et de déception, est fondée sur une certaine notion d’autonomie où la machine est envisagée comme encapsulée en elle et dotée d’une certaine intériorité pour en arrière-main occulter ce statut que nous nous autoaccordons : deux entités se font alors face.

On se demande ce qu’elles font et ce que nous avons fait, comment distinguer l’apport de chacune des parties et de leurs causalités, sans estimer que ces parties sont différentes, mais inextricablement liées dans la mesure où leurs effets sont réciproques et le produit de leurs interactions.

L’écriture du roman « Internes » est exemplaire de l’impossibilité à considérer la machine et l’être humain comme deux intériorités autonomes dont les relations n’interviendraient que dans un second temps. La complétion, comme processus d’écriture anarchique (sans arché) par lequel le réseau de neurones poursuit ce que j’écris et où je poursuis cette poursuite même, ne pouvant plus distinguer ce que l’artificiel fait et ce que je lui fais, désigne une aliénation productive. J’aliène la machine qui m’aliène (et sans doute l’aliénation que je projette est-elle le produit de l’aliénation que je subis).

Cette aliénation productive n’est pas fondamentalement nouvelle, mais elle s’est intensifiée, industrialisée, historicisée. On peut en retrouver les traces dans les rétentions ternaires, tels que définis par Bernard Stiegler comme des supports matériels de mémoire en permettant la réitération. Ces rétentions influencent nos projets, car on n’écrit pas avec un stylet sur de l’argile de la même manière qu’avec un crayon sur du papier, une machine à écrire, un ordinateur, etc. La matérialité même de l’inscription est une temporalisation qui s’articule au flux de la conscience projective et en constitue même la tonalité essentielle. Quand on écrit, on tient un tempo qui est aussi celui de la technique, et l’on croit ainsi penser.

L’induction statistique de l’IA a ceci de spécifique que c’est une mémoire de mémoire, une mémoire au second degré. L’IA actuelle n’est absolument pas autonome. Elle a appris de la culture passée, renfermée dans les rétentions ternaires qui se sont accumulées sous forme de données massives avec le Web. C’est pourquoi quand nous l’utilisons pour reconnaître, générer, compléter et prédire, nous n’avons nullement affaire à une volonté subjective autonome (qu’il faudrait soumettre à cette autre volonté qu’est la nôtre), mais à une bibliothèque qui, en tant que statistiques, a été possibilisée, c’est-à-dire dont les signes, transformés en code binaire et vectorisé, ne sont pas fixés de façon stable sur un support matériel, mais sont des probabilités. Ces dernières peuvent entrer en interaction avec d’autres probabilités et s’y co-adapter.

Lorsque nous produisons avec les IA inductives, nous apprenons des machines notre propre héritage culturel non pas entendu comme une tradition à réitérer à l’identique (selon la croyance des textes originaires), mais comme une historicité à régénérer, passé et futur ne se distinguant plus nettement. Le futur n’est plus une table rase du passé, mais le feuilletage d’une excavation archéologique où nous ne retrouvons pas ce qui a été laissé, mais nous devons le recomposer : le retrouver pour le faire advenir une première fois.

Nous apprenons donc des machines, non pas un retour réactionnaire à notre culture, cet héritage de la psyché, mais une différance à soi, comme si cet héritage devenait alien, instable, variable, possible. Nous apprenons des machines à (re)devenir étrangers à nous-mêmes, car, loin d’être instrumentales, elles sont l’externalisation impaire de l’histoire naturelle du cerveau.


Our instrumental conception of technology often prevents us from considering the complex causality of our relationship with it, where we are both cause and effect. This ideology, which provokes alternating states of control and disappointment, is based on a certain notion of autonomy, in which the machine is seen as encapsulated within itself and endowed with a certain interiority, in order to conceal the status we grant ourselves: two entities face each other.

We wonder what they do and what we have done, how to distinguish the contribution of each of the parts and their causalities, without considering that these parts are different, but inextricably linked insofar as their effects are reciprocal and the product of their interactions.

The writing of the novel “Internes” is exemplary of the impossibility of considering the machine and the human being as two autonomous interiorities whose relationships would only come into play at a later stage. Completion, as an anarchic writing process (without arche) in which the neural network pursues what I write and I pursue this very pursuit, no longer able to distinguish between what the artificial does and what I do to it, designates a productive alienation. I alienate the machine that alienates me (and no doubt the alienation I project is the product of the alienation I undergo).

This productive alienation is not fundamentally new, but it has intensified, industrialized and historicized. Traces of it can be found in ternary retentions, as defined by Bernard Stiegler as material supports of memory, enabling reiteration. These retentions influence our projects, because we don’t write with a stylus on clay in the same way as we do with a pencil on paper, a typewriter, a computer, etc. The very materiality of inscription is also a factor. The very materiality of inscription is a temporalization that articulates with the flow of projective consciousness, and even constitutes its essential tonality. When we write, we hold a tempo that is also that of the technique, and we thus believe we are thinking.

The specificity of AI’s statistical induction is that it is a memory of memories, a memory in the second degree. Today’s AI is by no means autonomous. It has learned from past culture, enclosed in the ternary retentions that have accumulated in the form of massive data with the Web. This is why, when we use it to recognize, generate, complete and predict, we are not dealing with an autonomous subjective will (which we would have to submit to that other will of ours), but with a library which, as statistics, has been possibilized, i.e. whose signs, transformed into binary and vectorized code, are not fixed in a stable way on a material support, but are probabilities. These probabilities can interact and co-adapt with other probabilities.

When we produce with inductive AIs, we learn from the machines our own cultural heritage, not understood as a tradition to be repeated identically (according to the belief of the original texts), but as a historicity to be regenerated, with past and future no longer clearly distinguishable. The future is no longer a tabula rasa of the past, but the leafing through of an archaeological excavation in which we do not find what has been left behind, but must recompose it: find it again to make it happen for the first time.

We learn from machines, then, not a reactionary return to our culture, this heritage of the psyche, but a différance à soi, as if this heritage were becoming alien, unstable, variable, possible. We learn from machines to (re)become strangers to ourselves, because, far from being instrumental, they are the odd externalization of the brain’s natural history.