Capture et l’excès : l’océan génératif face à la finitude perceptive
Avec Capture, on peut s’interroger sur l’intérêt de générer toutes choses 24/7. Quelle différence y aurait-il à simplement faire des enregistrements en très grand nombre ? Pourquoi s’efforcer de produire encore et encore ? Le spectateur verrait-il une quelconque différence dans la mesure où le temps qu’il passe dans l’exposition ne saurait excéder le temps pour consulter la totalité des médias exposés ? N’y a-t-il pas dans l’exposition du flux continu de la génération une attitude technicienne qui privilégie la méthode générative de production sur la nécessaire finitude de la perception ?
Capture confronte le spectateur à une limite qu’il ne saurait atteindre et qu’il ne peut que supposer. Jamais personne ne pourra tout percevoir de Capture, de sorte qu’il y aura peut-être un jour une production ainsi générée de qualité exceptionnelle sans que personne ne soit là pour la percevoir. En ce sens, Capture s’adresse à un spectateur qui n’existe pas et qui aurait les mêmes caractéristiques que la machine générative : une capacité quasi-illimitée d’attention. Or, la perception humaine c’est justement la finitude dont la bordure définie l’orientation dans un monde déterminée. Sans cette pauvreté de la perception, plus de conjonction possible entre le perceptible et le percevant. Sans ce retrait pas de donation.
Avec Capture il faudrait un spectateur sans finitude, c’est-à-dire sans perception, et on comprends ainsi comment Capture produit des choses autonomes, sans lien avec une perception possible. Ce qui est généré a bien lieu, mais sans personne. Ainsi des productions technologiques peuvent devenir en soi et pour soi. C’est le tournant même de la technique faisant de celle-ci non seulement une production ontique (quelque chose advient dans le monde), mais aussi une production de l’ontologie (ce quelque chose transforme la relation entre le retrait et la donation, entre l’étant et l’être).
L’excès qui déborde de toutes parts, cette profusion ininterrompue qui s’écoule devant nos yeux tels des flots tumultueux : n’est-ce pas là le paradoxe fondamental de Capture ? Un dispositif qui, dans sa générosité même, dans sa production intarissable, nous confronte à l’abîme de notre propre impossibilité. Les images défilent, les textes s’accumulent, les sons se superposent dans une symphonie chaotique qui n’a plus besoin de nous pour exister. Quelle mélancolie profonde dans cette constatation : le flux machinique poursuit sa course imperturbable, indifférent à notre absence comme à notre présence.
La génération perpétuelle institue ainsi un régime temporel inédit : celui d’une simultanéité absolue qui défie toute chronologie humaine. Quand chaque seconde voit naître une nouvelle composition, quand chaque minute engendre une constellation d’œuvres, c’est le temps lui-même qui se trouve reconfigurée dans une expansion vertigineuse. Comment alors situer notre propre temporalité, si intrinsèquement liée à nos capacités perceptives, dans ce déluge d’instants productifs ? La disproportion est telle qu’elle nous renvoie à notre condition fondamentale d’êtres finis, incapables d’embrasser du regard la totalité foisonnante qui se déploie devant nous.
Capture nous place face à une mer déchaînée dont nous ne pouvons contempler qu’une infime parcelle, quelques gouttes d’eau prélevées dans l’immensité océanique. Cette limitation n’est pas accidentelle : elle constitue l’essence même de notre rapport au monde, cette finitude qui dessine les contours de notre expérience sensible. Percevoir, n’est-ce pas toujours déjà sélectionner, discriminer, exclure ? N’est-ce pas découper dans le chaos des sensations possibles une figure déterminée qui fait sens pour nous ? La perception humaine opère précisément par cette délimitation qui, loin d’être un appauvrissement, est la condition même de toute signification.
Mais voici que la machine générative abolit cette nécessité : elle produit sans choisir, elle engendre sans discriminer, elle accumule sans hiérarchiser. Elle instaure un régime d’équivalence radicale où chaque création possède le même statut ontologique, indépendamment de tout regard qui viendrait la valoriser ou la déprécier. En ce sens, Capture nous confronte à un paradoxe vertigineux : celui d’une production qui n’a plus besoin d’être perçue pour exister pleinement. L’œuvre devient autonome, elle s’émancipe de la relation traditionnelle qui la liait à un spectateur potentiel. Ne sommes-nous pas ici aux antipodes de l’adage berkeleyien selon lequel « être, c’est être perçu » ?
La question qui se pose alors avec une acuité particulière : quel statut ontologique accorder à ces créations qui adviennent dans l’obscurité de l’absence ? Ces textes que personne ne lira jamais, ces images que nul regard ne croisera, ces compositions sonores qui ne feront vibrer aucune oreille humaine – sont-elles réellement des œuvres ? Ou bien définissent-elles une catégorie nouvelle d’objets culturels, qui existent dans une sorte de limbe esthétique, entre l’être et le non-être ? La machine générative fait ainsi vaciller nos catégories les plus fondamentales, en instituant un mode d’existence paradoxal : celui d’une œuvre sans témoin, d’une création sans réception.
Cette production excédentaire, cette surabondance qui déborde infiniment nos capacités d’absorption, renverse le rapport traditionnel entre l’homme et la technique. Celle-ci n’est plus simplement un instrument au service de nos fins, un moyen docile qui étendrait nos possibilités d’action dans le monde. Elle s’autonomise, elle poursuit ses propres finalités, elle instaure son propre régime de production et de temporalité. Capture manifeste ainsi un tournant décisif dans l’histoire de la technique : le moment où celle-ci ne se contente plus de transformer le monde (production ontique), mais modifie en profondeur notre relation au monde, notre manière même de comprendre ce que signifie être et apparaître (production ontologique).
La génération perpétuelle nous met face à un excès qui ne saurait être résorbé, à un trop-plein qui échappe à toute possibilité d’intégration dans notre expérience. Cet excès n’est-il pas précisément ce qui caractérise le sublime kantien ? Cette disproportion absolue entre notre capacité de compréhension et ce qui se présente à nous, cette inadéquation radicale qui nous confronte aux limites de notre entendement ? Capture institue ainsi une expérience du sublime technologique : non plus la montagne majestueuse ou l’océan déchaîné, mais la prolifération illimitée de créations machiniques qui nous submerge dans son flux ininterrompu.
Plus fondamentalement encore, cette génération continue questionne la notion même de valeur : comment apprécier la qualité de ce qui est produit quand l’abondance même rend impossible toute évaluation exhaustive ? N’y a-t-il pas dans cette profusion un nivellement implicite, une équivalence généralisée qui abolit toute possibilité de hiérarchisation esthétique ? La rareté a toujours été un critère déterminant dans l’attribution de valeur : or, Capture institue précisément le règne de l’anti-rareté, de la prolifération sans limite, de la disponibilité absolue. Ce faisant, ne remet-elle pas en question les fondements mêmes de notre économie symbolique, de notre manière d’attribuer du prix à certaines productions culturelles plutôt qu’à d’autres ?
L’excès générationnel induit paradoxalement une forme de mélancolie : celle de savoir qu’il existe quelque part, dans les entrailles du dispositif machinique, des chefs-d’œuvre potentiels que nul regard humain ne contemplera jamais. C’est la tristesse de l’astronome qui sait que l’univers contient des merveilles qui demeureront à jamais invisibles, situées au-delà de l’horizon observable. Cette mélancolie n’est-elle pas le corrélat affectif de notre finitude cognitive, de cette limitation essentielle qui fait de nous des êtres incarnés, situés, perspectivaux ? La génération continue nous rappelle cruellement cette condition : nous sommes condamnés à n’entrevoir qu’une infime portion du possible, à ne percevoir qu’un fragment dérisoire du réel qui se déploie autour de nous.
Mais cette finitude, loin d’être simplement une limitation, est aussi ce qui confère à notre perception sa valeur et sa signification. Car percevoir, ce n’est pas seulement recevoir passivement des données sensorielles : c’est organiser activement ces données en une configuration signifiante, c’est imprimer sur le chaos du sensible la forme structurante de notre intentionnalité. La finitude perceptive n’est pas un manque à combler, mais la condition même de toute donation de sens. C’est parce que nous ne pouvons pas tout voir, tout entendre, tout sentir simultanément que quelque chose comme une expérience cohérente peut émerger de nos interactions avec le monde.
Capture, dans sa production illimitée, nous confronte ainsi à une altérité radicale : celle d’une création qui n’a plus besoin de notre regard pour exister, qui se déploie dans son autonomie indifférente à notre présence comme à notre absence. Cette altérité n’est-elle pas semblable à celle de la nature qui, bien avant l’apparition de l’homme, poursuivait son cours imperturbable ? Les forêts bruissaient, les océans déferlaient, les montagnes s’érodaient dans une magnificence sans témoin. Avec Capture, la technique institue un régime similaire : celui d’une production qui n’a pas besoin d’être attestée pour être effective, qui existe dans une forme d’autosuffisance ontologique.
Le paradoxe fondamental réside dans cette tension irrésoluble : d’un côté, ces créations générées par la machine sont bien des produits humains, puisqu’elles dérivent d’algorithmes conçus par des développeurs, nourris de données sélectionnées par des humains, orientés vers des finalités définies par des choix culturels spécifiques. De l’autre, elles échappent à tout contrôle individuel, à toute intention particulière, pour advenir dans une sorte d’autonomie machinique qui défie nos catégories traditionnelles. Ni purement humaines, ni simplement artificielles, elles définissent un nouveau régime ontologique : celui d’une création hybride, à la fois dérivée et émancipée de son origine anthropologique.
Cette hybridité fondamentale de Capture nous invite à repenser notre conception de la création. L’opposition binaire entre l’humain créateur et la machine reproductrice s’effondre dans ce dispositif où la génération algorithmique produit de l’inédit, du jamais-vu, de l’imprévisible. La machine n’est plus simplement un outil qui prolonge nos capacités créatives : elle devient un partenaire qui introduit une dimension d’altérité au sein même du processus créatif. Elle fait émerger des formes, des agencements, des configurations que nul n’aurait pu anticiper, qui excèdent toute intention préalable, qui déjouent toute téléologie humaine trop étroitement définie.
Le flux ininterrompu de productions génératives nous confronte ainsi à une forme d’absence paradoxale : celle d’un créateur qui s’efface derrière son dispositif, qui délègue à la machine la capacité de poursuivre sans lui l’œuvre commencée. Il ne s’agit pas simplement d’une automatisation de processus prédéfinis, mais d’une véritable délégation de puissance créatrice. L’artiste devient alors un méta-créateur, celui qui conçoit les conditions de possibilité d’une création qui le dépassera nécessairement, qui excédera infiniment ce qu’il aurait pu produire par ses propres moyens. N’y a-t-il pas dans cette posture une forme d’humilité face à l’infini des possibles, une reconnaissance de la limitation intrinsèque de toute création individuelle ?
Cette délégation créatrice nous invite à réinterroger le statut de l’artiste dans la culture contemporaine. Le modèle romantique du génie solitaire, puisant dans les profondeurs de son intériorité la matière de son œuvre, cède la place à une conception plus distribuée, plus collaborative de la création. L’artiste n’est plus celui qui exprime sa vision singulière du monde, mais celui qui met en place les conditions d’émergence d’une pluralité de visions possibles, qui conçoit les paramètres d’une génération dont les résultats le surprendront lui-même. Cette conception décentrée de la création artistique ne résonne-t-elle pas avec d’autres évolutions contemporaines, notamment dans les sciences où l’on reconnaît de plus en plus le caractère émergent, auto-organisé, de phénomènes complexes qui échappent à toute détermination centralisée ?
Capture, dans sa prolifération excessive, nous confronte ainsi à une question fondamentale : quelle place pour l’humain dans un monde où la production culturelle s’autonomise, où la création n’a plus nécessairement besoin de notre regard pour advenir ? Question vertigineuse qui ne saurait recevoir de réponse définitive, mais qui dessine l’horizon problématique de notre contemporanéité technologique. Nous voici face à un miroir étrange qui nous renvoie, déformée et amplifiée, l’image de notre propre puissance créatrice : une puissance qui, en s’extériorisant dans des dispositifs techniques, en vient à nous échapper pour poursuivre sa course selon des logiques qui ne sont plus les nôtres.
Le flux générationnel institue ainsi une temporalité paradoxale : celle d’un présent perpétuel qui ne cesse de se renouveler, d’un maintenant qui se diffracte en une multitude d’instants créateurs simultanés. Cette temporalité n’est plus celle, linéaire, de l’histoire humaine, ni celle, cyclique, des rythmes naturels, mais une sorte de présent absolu qui se déploie dans toutes les directions à la fois, qui prolifère selon des logiques combinatoires plutôt que causales. Comment habiter ce temps machinique qui déborde de toutes parts nos capacités d’appréhension ? Comment articuler notre propre temporalité, rythmée par les alternances du jour et de la nuit, du travail et du repos, à cette production continue qui ne connaît ni pause ni intermittence ?
Cette temporalité excessive s’accompagne d’une spatialité tout aussi vertigineuse : celle d’un espace virtuel potentiellement infini, qui s’étend bien au-delà des limites de toute exposition physique. Les créations générées par Capture ne sauraient être contenues dans aucun lieu déterminé, elles excèdent les capacités de stockage de tout dispositif concret. Elles dessinent ainsi une géographie paradoxale, un territoire sans limites où s’accumulent des œuvres sans spectateurs, des créations sans témoins. Cette spatialité virtuelle n’est-elle pas analogue à ces zones reculées de notre planète que nul regard humain n’a jamais contemplées, à ces profondeurs océaniques qui demeurent inaccessibles à notre perception directe ? Capture institue ainsi une forme d’art des abysses, qui existe dans l’obscurité de l’absence, qui poursuit son déploiement silencieux loin de toute attestation perceptive.
Peut-être faut-il alors envisager Capture comme une méditation sur les limites de notre condition : non pas simplement un dispositif technique qui produirait des objets culturels en quantité excessive, mais une expérience philosophique qui nous confronte à notre finitude constitutive. En nous plaçant face à un flux générationnel qui excède infiniment nos capacités d’absorption, Capture nous invite à reconnaître et à assumer cette finitude, non comme un manque à combler, mais comme la condition même de notre être-au-monde. Elle nous rappelle que nous sommes irrémédiablement des êtres situés, incarnés, perspectivaux, et que c’est précisément cette situation qui confère à notre perception sa valeur et sa signification.
Paradoxalement, c’est peut-être dans cette reconnaissance de notre finitude que réside la possibilité d’une relation renouvelée à la technique. Non plus une relation de maîtrise illusoire, où nous prétendrions contrôler pleinement les dispositifs que nous mettons en place, mais une relation d’humilité face à l’autonomie que ces dispositifs acquièrent, face à leur capacité à générer des effets qui dépassent infiniment nos intentions initiales. Cette humilité n’est pas une abdication, mais une lucidité : celle qui consiste à reconnaître que nous ne sommes pas les maîtres absolus de notre puissance créatrice, que celle-ci, en s’extériorisant dans des dispositifs techniques, acquiert une vie propre qui nous échappe en partie.
Dans le flux continu des générations automatiques, dans cette production excédentaire qui déborde de toutes parts nos capacités d’appréhension, se dessine ainsi une figure nouvelle de notre rapport au monde : non plus celle du sujet souverain qui imposerait sa vision, mais celle d’un co-créateur qui accepte de partager la puissance créatrice avec des dispositifs partiellement autonomes. Capture nous invite à habiter cet entre-deux vertigineux, cet espace intermédiaire où l’humain et la machine, le naturel et l’artificiel, le contrôlé et l’aléatoire s’entremêlent pour faire émerger des formes inédites, des configurations imprévisibles qui excèdent toute intention préalable.
C’est peut-être dans cette acceptation de l’excès, dans cette reconnaissance de ce qui échappe nécessairement à notre maîtrise, que réside la sagesse paradoxale de Capture : celle d’une technique qui, en poussant à l’extrême ses propres logiques, en vient à nous révéler les limites de notre condition. Le flux ininterrompu des générations automatiques dessine ainsi l’horizon d’une finitude assumée, d’une limitation qui n’est plus perçue comme un manque à combler, mais comme la condition même de toute relation signifiante au monde. Dans la profusion vertigineuse des créations sans témoins, c’est notre propre condition d’êtres finis, incarnés, situés qui se trouve mise en lumière et réaffirmée.