Le rêve des machines

Memories center est une installation qui génère, à partir d’une base de données de 20 000 rêves, d’autres rêves grâce à des chaînes de Markov. Ces « nouveaux » rêves servent alors de fondement à une recherche iconographique sur le réseau : un mot-clé probablement signifiant, c’est-à-dire dépassant un certain nombre de caractères, est utilisé pour trouver 3 images. Celles-ci peuvent avoir une certaine cohérence, appartenir à la même série ou être hétérogènes. Des liens se tissent entre elles, d’autres se défont ou restent potentiels. Le regardeur fait alors un effort pour articuler ces écarts et produire une certaine organisation narrative.

La machine rêve alors sans cesse, ou plus exactement nous rêvons que la machine rêve sans jamais s’arrêter, sans jamais être réveillée. Cette machine rêve nos traces laissées dans une base de données à l’université de Californie ou sur le réseau. Ou plus exactement encore nous rêvons qu’elle rêve nos traces… miroir double et impaire.

Le Web n’est pas alors considéré comme une interface entre des agents humains (un moyen de communication), il est un instrument de capture du monde commun anthropologique en vue d’être enregistré dans une base de données non signifiante, mais dont la grandeur autorise une approche statistique ouvrant à une prévisibilité, celle-ci fut-elle performative et produisant ses effets par son annonce. Cette capture est l’imaginaire humain de la machine : nous imaginons une machine qui opérerait cette capture et, par une telle imagination, elle l’opère effectivement sur nous (puisque nous nous y prêtons en toute bonne logique).

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La traduction de mots-clés en images est contingente, mais cohérente avec la structure même du rêve dont on semble attendre deux effets contradictoires : la contingence et le sens. Le sens parce que la contingence : un rêve s’interprète, son message est latent parce que derrière la contingence il y aurait du sens, une intention de sens. Nous nous destinons par l’intermédiaire d’un rêve, la promesse d’un sens à nous-mêmes, de la même manière que nous rêvons que la machine puisse nous rêver.

Il se pourrait bien que cette structure ambivalente du rêve ne soit pas sans rapport avec celle de l’informatique qui opère des traductions ou des transductions asémantiques : on peut traduire n’importe quoi en autre chose puisque toute chose est considérée comme un ensemble binaire de 0 et de 1. C’est du fait de cette contingence transductive que la visualisation mimétique, qui est au cœur de nombreuses recherches, est vaine. Elle ajoute une représentation de façon arbitraire, à l’endroit même où il faudrait plonger dans la contingence comme horizon du sens parce que celle-ci est sa véritable forme.

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Par ce jeu de traductions se répandant de proche en proche et se transformant tout en gardant des traces de son activité passée, le regardeur qui interprète ce qui lui est donné à voir et à entendre et la machine qui génère effectivement des possibilités oniriques, deviennent pour ainsi dire indissociables. Ils forment, dans Memories center, un complexe de forces et leur différentiel d’intensités se répand entre le sens et la contingence. On flue de l’un à l’autre, ils s’opposent et pourtant ils ne cessent de palpiter, de vibrer et de résonner l’un l’autre.

Le rêve est en ce sens la structure existentielle la plus proche de l’expérience anthropotechnologique, c’est-à-dire cette expérience quotidienne qui nous lie et nous délie des machines, formant à eux deux un réseau inextricable. Nous ne cessons, face à une machine, d’interpréter, de chercher du sens (notre sens) quand il est absent. En frôlant ce clavier d’ordinateur, j’effleure sans doute un monde incompréhensible qui est pourtant constitutif de mon monde. Le rêve vient m’habiter comme du dehors au moment même où mon intimité est la plus grande et où ma psyché se recueille auprès de son propre sommeil.

Imaginons : l’espèce humaine a disparu. Une machine, qui a enregistré des milliards d’informations (avec l’aide de cette espèce qui savait qu’elle allait disparaître), se souvient de nous et tentent, à partir de ces données, de produire ce que nous produisions : des inscriptions. Elle génère des textes et des images, des montages de toutes sortes. Nous avons disparu et nous sommes devenus le rêve des machines. Ce rêve est la capacité, à partir d’une base de données immense, de toujours produire de nouvelles associations.