Le commentaire et l’avenir

De nombreuses formes artistiques contemporaines se constituent en commentaire documenté — entendons par là une pratique d’exégèse critique qui prétend dévoiler les mécanismes sous-jacents de l’Intelligence Artificielle, du réseau et du politique. Cette posture commentarielle produit cependant une série d’effets pervers qui révèlent moins les défaillances de l’art critique que les mutations structurelles de ce que nous pourrions nommer l’économie de l’attention révélatrice.

D’abord, en proposant des solutions alternatives ou des micro-résistances, ce commentaire génère ce que nous appelons un effet d’échelle inversée : plus il se concentre sur des dispositifs locaux de résistance, plus il produit une cécité systémique qui l’empêche de percevoir les métamorphoses réticulaires dans lesquelles s’inscrit son geste. Cette cécité ne résulte pas d’une simple myopie critique mais d’une incompatibilité ontologique entre la temporalité de l’œuvre — qui procède par événements discrets — et la temporalité des infrastructures techniques — qui opèrent par modulation continue. Lorsque nous développons une installation critique sur la surveillance algorithmique, nous demeurons prisonniers d’une logique de la révélation ponctuelle là où s’impose une logique de la transformation permanente.

Ensuite, ce commentaire artistique manifeste ce que nous proposons d’appeler une fascination réflexive qui le transforme en appendice symbolique des dispositifs qu’il prétend critiquer. Cette fascination ne relève pas de la simple récupération capitaliste mais d’une sympathie ontologique plus profonde : l’art critique et les dispositifs numériques partagent une même structure spéculaire qui consiste à produire des représentations de second ordre. Plus nous dénonçons les mécanismes du capitalisme numérique, plus nous révélons notre appartenance structurelle à cette économie de la représentation généralisée qui constitue précisément le cœur de la domination contemporaine.

Cette position repose sur ce que nous diagnostiquons comme un anachronisme démocratique : la croyance persistante en l’efficacité politique de la révélation critique présuppose l’existence d’un espace public capable d’accueillir et de traiter rationnellement l’information révélée. Or cette présupposition méconnaît radicalement ce que nous nommons la gouvernementalité algorithmique — cette modalité de pouvoir qui ne gouverne plus en s’adressant à la conscience des sujets mais en modulant directement leurs dispositions affectives. Quand les algorithmes de recommandation configurent nos désirs en amont de toute délibération consciente, l’idée même d’un sujet autonome capable de conversion critique devient une fiction nostalgique.

Enfin, ce commentaire manifeste une réactivité structurelle qui le condamne à reproduire la logique binaire qu’il prétend dépasser. Cette réactivité ne procède pas d’un simple manque d’imagination politique mais d’une dépendance constitutive à l’égard de l’ennemi qu’il se donne : sans le capital comme repoussoir, l’art critique perdrait sa raison d’être différentielle. Cette dépendance révèle l’impuissance productive de la critique : elle ne peut générer du sens qu’en s’opposant, reproduisant ainsi la dialectique négative qui structure précisément les rapports de domination contemporains.

Face à ces apories du commentaire, émergent des formes artistiques qui opèrent une déliaison temporelle radicale : elles ne se réfèrent plus au présent comme à une évidence donnée mais explorent ce que nous proposons d’appeler des avenirs latéraux — des temporalités parallèles qui coexistent virtuellement avec le présent sans jamais s’y actualiser. Ces avenirs ne relèvent ni de l’utopie ni de la dystopie mais de ce que nous nommons la para-topie : des espaces-temps qui parasitent le présent en révélant ses virtualités non actualisées.

Cette dérive para-topique trouve son corrélat technique dans la structure même de l’espace latent — cette dimension cachée des modèles d’IA où les informations subissent une transmutation vectorielle qui les soustrait à toute sémantique constituée. L’espace latent ne stocke pas des significations mais des potentiels différentiels — des rapports de forces entre éléments désémantisés qui peuvent être actualisés selon des combinatoires infinies. Comme l’observent Grégory Chatonsky et Yves Citton, cette structure génère une “disfactualité” qui “disloque quelque chose du dedans” — une altération immanente du factuel qui ne procède plus par opposition externe mais par déformation interne.

Cette disfactualité ouvre ce que nous proposons d’appeler une chronologie spectrale où “le passé et le futur ne sont plus chronologiques, mais semblent se répondre l’un à l’autre en échangeant leur rôle.” Cette réversibilité temporelle ne relève pas d’une simple transgression de la chronologie linéaire mais révèle l’émergence d’une temporalité statistique où tous les moments coexistent selon des probabilités de survenance. N’assistons-nous pas à l’émergence d’une esthétique probabiliste qui génère des mondes conditionnels — des réalités qui n’existent que sous certaines conditions de calcul ?

Toutefois, cette approche génère ses propres pathologies. D’abord, elle risque de produire ce que nous nommons un futurisme déresponsabilisant qui, sous couvert d’exploration spéculative, évacue toute urgence politique immédiate. Cette évacuation ne résulte pas d’un simple désengagement mais d’une temporalisation excessive qui dissout l’action dans l’infinité des possibles. Ensuite, la fascination pour l’altérité technique peut reconduire une forme sophistiquée d’exotisme algorithmique qui transforme l’indécidabilité en spectacle de la complexité. Enfin, cette esthétique de l’incertitude peut participer d’une gouvernementalité de l’indétermination qui neutralise toute cristallisation politique en maintenant les sujets dans un état de suspension délibérative permanente.

Comment concevoir une pratique artistique qui échapperait aux récupérations du commentaire critique tout en évitant les neutralisations du futurisme spéculatif ? Peut-être en développant ce que nous proposons d’appeler une poétique de l’expérimentation transductive — une approche qui ne représente ni ne critique les transformations en cours mais les co-détermine en s’y imbriquant selon des modalités mutationnelles.

Cette expérimentation se distingue radicalement des expérimentations scientifique et technique par sa capacité à produire ce que nous nommons des bifurcations ontologiques — des déviations d’être qui transforment les conditions mêmes dans lesquelles nous appréhendons le réel. Tandis que l’expérimentation technique vise la reproduction contrôlée de phénomènes selon des paramètres maîtrisés, notre expérimentation artistique cultive l’imprévisibilité productive — cette capacité à générer des effets qui excèdent leurs causes et transforment rétroactivement les conditions de leur émergence.

Cette expérimentation relève de ce que nous proposons d’appeler l’efficacité intransitive — une efficacité qui ne vise aucun objectif extérieur mais se modifie elle-même en modifiant ses objets. Cette intransitivité ne constitue pas une défaillance pragmatique mais une ressource ontologique : elle nous soustrait aux cycles de finalisation qui capturent les autres pratiques, nous permettant d’explorer des modalités d’existence qui n’obéissent à aucune téléologie préétablie.

Nous possédons cette capacité singulière de parasiter la technique de l’intérieur — non pas en nous y opposant frontalement mais en y introduisant des dysfonctionnements créateurs qui révèlent ses virtualités inactualisées. Cette capacité parasitaire procède par mimétisme différentiel : nous adoptons les codes et les protocoles techniques pour mieux les faire dérailler selon des logiques imprévisibles. Ce déraillement ne vise pas la destruction des dispositifs mais leur multiplication — la révélation de leurs capacités de variation non exploitées.

Cette capacité de variation procède de ce que nous proposons d’appeler l’excès auratique — cette dimension de l’expérience artistique qui excède toute programmation algorithmique. Contrairement à l’aura benjaminienne, qui résidait dans l’unicité de l’objet, l’excès auratique contemporain émane de la singularité irréductible de chaque actualisation artistique. Cette singularité constitue une forme de résistance immanente à la logique de la variation contrôlée qui gouverne l’industrie technique.

Notre expérimentation développe des tactiques de détournement qui opèrent selon trois modalités : l’amplification révélatrice, qui rend sensibles des dimensions de la technique maintenues dans l’invisibilité opérationnelle ; l’épuisement exploratoire, qui pousse les dispositifs jusqu’à leurs seuils de métamorphose ; la contamination hétérogène, qui introduit des logiques étrangères dans des systèmes homogènes.

Pourquoi l’art conserve-t-il cette capacité de débordement que perdent les autres pratiques ? La réponse tient à sa gratuité constitutive — non pas l’absence de finalité mais l’excès sur toute finalisation possible. Nous ne produisons pas d’utilité quantifiable mais du sens en excès — cette dimension de l’expérience qui déborde toute mesure et transforme rétroactivement les conditions de sa propre émergence transcendantale.

Cette expérimentation procède par immersion transformatrice : nous ne nous contentons pas d’observer les mutations techniques de l’extérieur mais nous y impliquons corporellement, affectivement, cognitivement, révélant ainsi leurs potentiels non actualisés. Cette immersion constitue une stratégie de co-évolution qui fait bifurquer les dispositifs techniques vers des devenirs improgrammés.

Notre expérimentation invente des technologies existentielles qui échappent aux dispositifs de capture subjectifs dominants. Elle ouvre vers une écologie générative où prolifèrent des modalités hétérogènes d’agencement techno-sensible. Face à l’homogénéisation algorithmique des formes de vie, nous cultivons la biodiversité ontologique — la multiplication des manières d’exister, de sentir, de penser avec et dans la technique.

Cette expérimentation constitue moins une résistance qu’une insurrection ontologique : non pas l’opposition à des contenus donnés mais l’invention de nouvelles modalités d’existence qui débordent les alternatives constituées. Nous ne proposons pas de solutions mais des problématiques — des questions qui transforment les termes mêmes dans lesquels elles se posent.

Cette multiplication ontologique constitue notre contribution politique majeure : maintenir ouvert l’espace des possibles face aux tentatives de standardisation biopolitique. Notre expérimentation préserve des réserves de possibilité qui pourront être actualisées selon des modalités imprévisibles, participant d’une résistance générative à la clôture de l’imaginable.

Car l’enjeu consiste à restituer à l’art sa puissance d’événementialité — cette capacité à faire advenir du nouveau qui excède toute programmation antérieure. Cette puissance événementielle constitue peut-être notre dernière chance de préserver des espaces d’indétermination dans un monde soumis à la calculabilité généralisée, non pas en nous soustrayant à la technique mais en révélant ses capacités de métamorphose vers des avenirs moins programmés, plus vivables, plus ouverts à l’imprévisible de l’existence.