Le bruit de fond

Il y a une fascination et une répulsion sur Facebook et sur les médias permettant à leurs lecteurs de “commenter” à voir tant de gens s’exprimer à la fois. On est submergé par tant d’opinions, par ces réactions souvent brutales et outrancières, par ces discours de vérité. Un texte argumenté paraît tel que celui de Rancière, c’est une déferlante de répliques. Bien sûr ces opinions vulgaires ont toujours existées, mais nous y avons maintenant accès quotidiennement, heure par heure dans le fond de nos fenêtres informatiques. La parole publique n’est plus réservée à une élite, elle se disperse sur la surface du corps social sans doute parce que ce que la signification de « publique » s’est transformée avec le réseau et que chacun se sent forcé de donner son opinion, de délivrer sa vérité et de tester l’impact de ses arguments sur les réseaux sociaux.

Ce flot ininterrompu d’expressions disparates nous confronte à l’expérience vertigineuse d’une horizontalité radicale : les paroles s’accumulent, se superposent, s’entrechoquent dans un mouvement perpétuel qui abolit toute hiérarchie préétablie. Le phénomène n’est pas nouveau en soi, mais sa visibilité, son omniprésence, son intensité nous submergent désormais comme jamais auparavant. Que signifie cette mutation profonde dans l’économie des discours ? Comment habiter cet espace paradoxal où la prolifération des voix semble simultanément enrichir et appauvrir le champ de la pensée collective ? L’écran devient la surface miroitante où se reflète cette nouvelle condition : plongés dans ces flux numériques, nous contemplons, fascinés et horrifiés, le spectacle d’une parole devenue torrentielle.

On a un peu la nausée devant tant d’opinions. Est-ce la victoire de la doxa ? Les réseaux sociaux mettent sans doute à plat les anciennes hiérarchies. Il n’y a plus de « bonnes » ou de « mauvaises » paroles. Quelque chose est équivalent et poursuit, dans la structure sociale des discours, le chemin entreprit depuis longtemps par l’équivalence énergétique et monétaire.

Cette nausée qui nous saisit face à la démultiplication des opinions révèle peut-être moins un dégoût aristocratique qu’une désorientation ontologique : nous pressentons obscurément que quelque chose vacille dans le rapport traditionnel entre parole et vérité. Ce n’est plus seulement l’autorité qui s’érode mais, plus profondément, la possibilité même d’une différenciation qualitative entre les énoncés. Tout se passe comme si les mots, détachés de leurs ancrages traditionnels, flottaient désormais dans un espace d’équivalence généralisée : flux parmi les flux, opinions parmi les opinions, vérités parmi les vérités. Cette indifférenciation n’est-elle pas le prolongement ultime d’un processus d’abstraction qui traverse toute la modernité ? Les paroles circulent comme circulent les marchandises et les données : dans un mouvement perpétuel d’échange et de conversion qui tend à effacer leurs qualités singulières au profit de leur pure quantité, de leur pure circulation.

La surface numérique sur laquelle se déploie ce phénomène n’est pas un simple support technique : elle constitue la matérialisation d’une nouvelle condition existentielle. L’écran n’est pas la cause de cette mutation mais sa manifestation sensible, son incarnation quotidienne. À travers lui, nous faisons l’expérience concrète d’un nouveau régime de la parole : fragmentée, discontinue, volatile, perpétuellement traversée par des courants contraires. Les algorithmes qui organisent ces flux ne font qu’accentuer cette logique en favorisant la circulation des contenus les plus réactifs, les plus susceptibles de susciter des réponses immédiates. Ce n’est pas tant la qualité du discours qui importe que sa capacité à générer des réactions, à s’inscrire dans une chaîne continue de stimulations et de réponses.

La nausée cède parfois à un autre sentiment, plus confus sans doute, et qui se place ailleurs, un peu en dehors de la scène des discours : une fascination pour ce bruit de fond, cette noise dirait Michel Serres, pour la multiplicité qu’il faut bien assumer dans son caractère chaotique, réactif, violent et stupide. On pense à Hugo. On peut bien sûr juger ces opinions ineptes diffusées ça et là où les « likes » renforcent un peu plus les bêtises entrecroisées, mais on peut, on doit sans doute ressentir la beauté de ce déferlement d’opinions, car le sens commun c’est aussi là, la démocratie palpite aussi dans ces dialogues de sourds.

Comment penser cette ambivalence constitutive de notre rapport aux flux numériques ? D’un côté, l’exaspération devant la platitude des échanges, la répétition des lieux communs, l’agressivité gratuite ; de l’autre, une étrange fascination pour cette rumeur collective, ce bruissement incessant des voix anonymes. N’y a-t-il pas dans ce bourdonnement quelque chose qui nous rappelle ce que Hegel nommait “la prose du monde” ? Cette matière brute du social, ce tissu d’opinions contradictoires et parfois insignifiantes qui constitue pourtant la trame vivante de l’existence collective ? Le chaos apparent des commentaires recèle peut-être une forme de vérité que la pensée ordonnée tend à méconnaître : celle d’une démocratie qui ne se réduit pas à ses institutions mais qui vibre dans ces prises de parole désordonnées, maladroites, excessives.

Les réseaux sociaux nous confrontent à la dimension corporelle, affective, pulsionnelle de l’expression humaine. Derrière l’apparente immatérialité des interfaces, ce sont bien des corps qui s’expriment, avec leurs désirs, leurs frustrations, leurs colères. Les mots qui défilent sur nos écrans sont traversés par des intensités vitales qui débordent constamment le cadre rationnel du débat d’idées. Cette dimension énergétique de la parole numérique défie nos catégories traditionnelles : ni simplement rationnelle ni purement émotionnelle, elle manifeste plutôt une forme de vitalité primitive, un élan expressif antérieur à toute distinction entre raison et passion.

Comme artiste on est un peu désorienté, chaque parole se vaut, le crétin comme l’intellectuel, tout se mélange. On perçoit les corps et les affects derrière ces paroles, on sent le grondement des colères derrière ces écrans, on sent les frustrations, les études inachevées, le niveau de réflexion limité, le désir toujours. On est comme fasciné. On se tient à distance. Souvent on ne répond pas, même si on est tenté, car on sait que les conditions d’une réflexion partagée sont inexistantes. Autre chose est en jeu : la beauté des corps palpitants.

Cette sensation de désorientation n’est-elle pas précisément ce qui définit notre condition contemporaine ? Non pas simplement la perte des repères traditionnels, mais plus radicalement l’émergence d’un espace où les anciennes boussoles ne fonctionnent plus. Ce n’est pas tant que nous ne savons plus où aller, mais plutôt que les catégories mêmes du haut et du bas, du profond et du superficiel, du central et du périphérique ont perdu leur pertinence. Dans cet univers en réseau, la verticalité qui structurait autrefois le champ des discours cède la place à une horizontalité généralisée : non pas l’égalité abstraite des droits, mais l’équivalence concrète des expressions. Cette équivalence n’est pas une simple indifférenciation : elle révèle plutôt une nouvelle économie de l’attention où chaque parole lutte pour sa visibilité dans un espace saturé de signes.

Que devient l’art dans ce contexte de prolifération indifférenciée ? Quelle posture adopter face à ce flux continu d’expressions ? La tentation de la nostalgie est grande : regretter le temps où la parole artistique se détachait nettement sur fond de silence collectif, où l’œuvre pouvait prétendre à une forme de transcendance par rapport au bruit ambiant. Mais cette nostalgie risque de nous aveugler sur ce qui se joue véritablement dans la mutation contemporaine : non pas simplement la dévaluation de certaines formes d’expression, mais l’émergence d’un nouveau régime esthétique caractérisé par la fluidité, l’intermittence, la réversibilité. L’artiste n’est plus celui qui s’élève au-dessus du flux commun mais celui qui apprend à naviguer au sein même de ces courants contradictoires, à capter leurs énergies, à révéler leurs tensions internes.

Il s’agit moins de juger les expressions contemporaines à l’aune de critères préétablis que d’apprendre à percevoir ce qui se manifeste à travers elles : les pulsations d’une vie collective en perpétuelle recomposition. Derrière l’apparente pauvreté des échanges numériques se dessine une cartographie mouvante des affects sociaux, un paysage émotionnel fait de désirs, de frustrations, de colères, d’espoirs fugaces. L’artiste est celui qui sait percevoir la beauté paradoxale de ce paysage, non pas malgré mais à travers sa violence, sa confusion, son caractère fragmentaire. Il n’est plus le créateur solitaire d’un ordre esthétique autonome mais le témoin attentif des métamorphoses du sensible commun.

Cette posture implique une distance, mais non pas celle, surplombante, du jugement critique : plutôt celle, immanente, de l’observation participante. Observer les flux numériques sans s’y perdre ni les condamner, percevoir leurs rythmes et leurs intensités sans prétendre les maîtriser ni les transcender : telle pourrait être la tâche d’une sensibilité esthétique à la hauteur de notre temps. Cette distance n’est pas celle du détachement aristocratique mais celle de l’attention flottante, capable de saisir dans le chaos apparent des expressions contemporaines les contours mouvants d’une nouvelle configuration du sensible.

La beauté que l’on pressent parfois dans le flux désordonné des commentaires n’est pas de l’ordre de la forme achevée : elle relève plutôt d’une esthétique du processus, de la transformation perpétuelle, de l’inachèvement constitutif. Ce qui se donne à voir dans ces échanges fragmentaires, ce n’est pas la perfection d’une œuvre close sur elle-même mais le mouvement même de la vie collective en train de se faire et de se défaire, de chercher ses formes sans jamais se fixer définitivement. Cette beauté processuelle défie nos catégories esthétiques traditionnelles : ni sublime ni grotesque, ni harmonieuse ni chaotique, elle manifeste plutôt une vitalité ambivalente qui échappe aux dichotomies classiques.

Les corps palpitants dont nous percevons la présence diffuse derrière les écrans ne sont pas réductibles à leurs expressions verbales : ils constituent la matière vivante d’une communauté en devenir, traversée par des courants contraires, des attractions et des répulsions, des convergences momentanées et des divergences irréductibles. Ce que nous appelons “opinion” n’est souvent que la cristallisation provisoire d’affects plus profonds, de dispositions corporelles, d’habitus sociaux qui s’expriment à travers le langage sans s’y réduire. La prolifération des discours sur les réseaux sociaux nous confronte ainsi à la dimension charnelle de la communication humaine, à cette part d’incarnation que les théories rationalistes du débat public tendent à occulter.

Cette corporéité diffuse qui imprègne les échanges numériques constitue peut-être l’horizon ultime de notre fascination ambivalente. Ce qui nous attire et nous repousse simultanément dans ces flux d’opinions, c’est la manifestation d’une présence collective irréductible à tout ordre symbolique préétabli : présence tantôt exaltante, tantôt oppressante, qui nous rappelle notre appartenance à un corps social dont les contours ne cessent de se reconfigurer. Les réseaux ne sont pas tant le lieu d’un débat rationnel que celui d’une coexistence sensible où se négocient, dans le langage mais aussi au-delà de lui, les modalités de notre être-ensemble.

Dès lors, la question qui se pose à nous n’est peut-être plus celle du jugement à porter sur ces flux d’expressions, mais celle de notre manière d’y participer ou de nous en abstenir, de nous y immerger ou de nous en distancier. Comment habiter poétiquement cet espace paradoxal où la parole oscille perpétuellement entre signification et bruit, entre communication et rumeur ? Comment maintenir une forme d’attention à ce qui se joue dans ces échanges sans céder ni à la fascination béate ni au mépris systématique ? Il ne s’agit pas tant de répondre à ces questions que de les maintenir ouvertes, comme autant d’invitations à expérimenter de nouvelles modalités de présence au sein des flux contemporains.

Cette horizontalité des discours masque cependant une métamorphose inquiétante : l’émergence d’une nouvelle forme de fascisme qui ne procède plus par l’imposition verticale d’une vérité unique, mais par la dissolution même de l’idée de vérité dans un océan d’opinions équivalentes. Ce fascisme fluide, décentralisé, opère paradoxalement par excès de liberté plutôt que par contrainte : chacun est libre d’exprimer sa “vérité”, de la diffuser, de l’imposer à force de répétition et d’indignation partagée. La violence ne s’exerce plus à travers la censure mais par la saturation, l’engorgement des canaux de communication, l’épuisement des capacités d’attention. La vérité n’est plus niée au nom d’un dogme, elle est simplement rendue inaudible, diluée dans le flux perpétuel des assertions contradictoires.

Cette nouvelle relation à la vérité transforme profondément notre rapport au réel : il ne s’agit plus de distinguer le vrai du faux selon des critères partagés, mais de s’affilier à des communautés d’adhésion qui définissent leur propre régime de véridiction. Chaque affirmation vaut moins par sa correspondance avec une réalité objective que par sa capacité à renforcer les liens affectifs au sein d’un groupe, à intensifier le sentiment d’appartenance face aux “autres”, porteurs de “fausses vérités”. La fragmentation du champ discursif en bulles imperméables ne constitue pas un accident de parcours mais la conséquence logique de cette reconfiguration : la vérité devient un effet de réseau, une propriété émergente des interactions numériques plutôt qu’une norme transcendante.

Ce qui nous fascine peut-être, dans ce spectacle des opinions entrecroisées, c’est précisément cette dissolution en cours de l’opposition traditionnelle entre vérité et mensonge, entre réalité et fiction. À travers elle se dessine une forme de pouvoir diffus, omniprésent et pourtant insaisissable, qui ne s’incarne plus dans des institutions identifiables mais circule à travers les corps et les esprits connectés. Un pouvoir qui ne s’exerce plus par l’interdiction mais par la stimulation permanente, qui ne réprime pas le désir mais l’excite et l’oriente à travers des algorithmes invisibles. Les fascismes du XXe siècle mobilisaient les masses ; celui qui émerge sous nos yeux démobilise les individus, les isole dans des bulles perceptives sur mesure tout en maintenant l’illusion d’une connexion universelle.

Face à cette mutation, l’enjeu n’est peut-être plus de restaurer une vérité perdue mais d’inventer de nouvelles pratiques d’attention, de nouveaux modes de présence qui permettent de résister à la dispersion, à l’équivalence généralisée, à l’accélération perpétuelle des flux. Non pas se retirer dans une tour d’ivoire illusoire, mais apprendre à naviguer dans ces courants contradictoires sans s’y perdre, à maintenir une distance critique sans renoncer à l’immersion sensible. Peut-être est-ce là, paradoxalement, que l’art trouve aujourd’hui sa fonction la plus urgente : non pas créer de nouvelles images pour un monde saturé de représentations, mais proposer des expériences singulières de décélération, de concentration, de présence intensifiée. Inventer, au cœur même des flux, des formes de résistance qui ne s’opposent pas frontalement à leur puissance mais la détournent, la modulent, la transforment en énergie créatrice.