Latour ou/or Lyotard : deux amitiés de l’art / two art friendships
Comment expliquer qu’à mes yeux la question de l’art n’est nullement une question locale quand la philosophie prétend s’en charger ? Faut-il entendre cette question comme étant la discipline nommée esthétique ou s’agit-il d’autre chose ?
Lorsque Bruno Latour, dans un entretien pour Arte (https://www.youtube.com/watch?v=YvQwyIniTuw), explique que le mode d’être des personnages de fiction est leur consistance, le fait qu’ils tiennent et ont une certaine solidité, je perçois toute la différence qui me sépare d’une telle appréhension. Lorsque Jean-François Lyotard parle dans Les transformateurs Duchamp (1976) de l’inconsistance conquise selon une logique du ni ni, je suis sensible à toute la proximité de cette tension.
C’est que pour les philosophes, au-delà de la théorie de l’art et de l’esthétique, l’objet-art représente une altérité de la discursivité. Il n’est pas nécessaire de remonter au livre X de la République de Platon et à l’histoire douloureuse des relations entre la pensée philosophique et les pratiques artistiques, pour comprendre précisément que lorsque les philosophes exigent une telle consistance ils appliquent au monde de l’art leur schéma qui consiste en une croyance en la convergence de l’ordre logique et de l’ordre ontologique. Exiger une telle consistance c’est mettre de côté un certain nombre de pratiques qui ont mis en avant l’effondrement, la dislocation, la platitude, l’expérience de l’ennui (et il faudrait là voir aussi un lien avec la modernité et son caractère ambivalent). C’est juger de l’œuvre d’art comme on juge des concepts et occulter les bénéfices de l’inconsistance ce qu’elle peut apprendre à la philosophie.
Sans doute cette dialectique entre Bruno Latour et Jean-François Lyotard ne doit-elle rien au hasard, car si les deux ont un certain nombre d’enjeux et de lieux en commun (commissaire d’exposition, questionnement sur la modernité et sur la technique, sur la constitution de la vérité dans sa multiplicité), tout semble les séparer quant à leurs propositions et en particulier en ce qui concerne la légitimation (rien de plus éloigné des Rudiments paiens de Lyotard que les experts des Modes d’existence de Latour) et l’art.
D’un côté, Bruno Latour qui exige que cela tienne, et qui donc exclu, comme il est de tradition en philosophie, l’effondrement dans la multitude incapable de produire et de se constituer en un collectif, de l’autre Lyotard qui dans les limites et les circonvolutions du langage discursif essaie d’approcher la manière dont l’art blesse la pensée et ne peut pas composer avec elle. D’un côté l’assemblage convergent, de l’autre la dissemblance, le démembrement, l’incommensurable.
Et il faudrait les rendre aussi exemplaires de deux types de commissariat philosophique de l’art. Bruno Latour dont les expositions consistaient à utiliser des œuvres d’art pour illustrer des concepts et qui a inspiré des artistes reprenant parfois mot à mot ses propositions conceptuelles dans des titres d’œuvres (on ne compte plus les parlements de X ou Y). De l’autre, Jean-François Lyotard qui tentait de s’adapter et d’adapter son régime discursif à l’art plutôt que de l’influencer et qui a laissé avec les Immatériaux (1985) une exposition qui est restée une porte ouverte vers un possible qui n’a toujours pas été relevé.
Bruno Latour, lorsque je l’avais rencontré, cherchait clairement des alliés c’est-à-dire des personnes pouvant porter à leur manière sa parole et certaines de ses problématiques. Je pense qu’il acceptait que l’adaptation d’un être à un autre soit différente et il s’amusait de ces transfomations, ce qui correspondait bien à sa théorisation du collectif, mais il y avait en lui l’idée qu’il y avait des alliés et les autres, qui l’intéressait beaucoup moins. Jean-François Lyotard n’était pas dans cette logique d’alliance et pouvait se tourner vers des modes de pensée qui lui était profondément hétérogène, car avec lui la pensée n’était pas l’expérience d’une constitution collective, mais d’une singularité et d’une anomie même au cœur du discursif. Et c’est sans doute pour cela que j’ai senti que l’amitié qu’avaient Bruno Latour et Jean-François Lyotard envers les artistes était toute différente. Cette amitié existait dans un cas et dans l’autre, mais elle résonnait d’un côté comme devant être une source d’inspiration philosophique pour les artistes et de l’autre d’une perturbation des artistes envers les philosophes.
Sans doute faudrait-il tirer cette différence aussi entre leurs deux conceptions de la modernité, car ils s’y sont attaqués l’un et l’autre d’une façon toute différente. Je laisse cela pour l’instant.
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How to explain that in my eyes the question of art is not at all a local question when philosophy claims to take care of it? Should we understand this question as being the discipline called aesthetics or is it something else?
When Bruno Latour, in an interview for Arte (https://www.youtube.com/watch?v=YvQwyIniTuw), explains that the mode of being of the characters of fiction is their consistency, the fact that they hold and have a certain solidity, I perceive all the difference that separates me from such an apprehension. When Jean-François Lyotard speaks in The Duchamp Transformers (1976) of the inconsistency conquered according to a logic of the ni ni, I am sensitive to all the proximity of this tension.
It is that for the philosophers, beyond the theory of the art and the aesthetics, the object-art represents an otherness of the discursiveness. It is not necessary to go back to the book X of the Republic of Plato and to the painful history of the relations between the philosophical thought and the artistic practices, to understand precisely that when the philosophers demand such a consistency they apply to the world of the art their schema that consists in a belief in the convergence of the logical order and the ontological order. To demand such a consistency it is to put aside a certain number of practices that put forward the collapse, the dislocation, the flatness, the experience of the boredom (and it would be necessary to see there also a link with the modernity and its ambivalent character). It is to judge the work of art as one judges the concepts and to occult the benefits of the inconsistency what it can learn to the philosophy.
Undoubtedly this dialectic between Bruno Latour and Jean-François Lyotard owes nothing to chance, because if the two have a certain number of stakes and places in common (curator of exhibition, questioning on the modernity and on the technique, on the constitution of the truth in its multiplicity), everything seems to separate them as for their proposals and in particular as for the legitimation (nothing more distant from the Pagan Rudiments of Lyotard than the experts of the Modes of existence of Latour) and the art.
On the one hand, Bruno Latour who demands that it holds, and who thus excludes, as it is of tradition in philosophy, the collapse in the multitude unable to produce and to constitute itself in a collective, on the other Lyotard who in the limits and the convolutions of the discursive language tries to approach the way in which the art hurts the thought and cannot compose with her. On one side the convergent assembly, on the other the dissimilarity, the dismemberment, the incommensurable.
And it would be necessary to make them also exemplary of two types of philosophical curatorship of the art. Bruno Latour, whose exhibitions consisted in using works of art to illustrate concepts and who inspired artists sometimes taking up word for word his conceptual propositions in the titles of works (we no longer count the parliaments of X or Y). On the other hand, Jean-François Lyotard who tried to adapt his discursive regime to art rather than to influence it and who left with the Immaterials (1985) an exhibition that remained an open door towards a possibility that has still not been raised.
Bruno Latour, when I met him, was clearly looking for allies, that is to say, people who could carry his word and some of his problems in their own way. I think he accepted that the adaptation of one being to another was different and he was amused by these transfomations, which corresponded well to his theorization of the collective, but there was in him the idea that there were allies and others, which interested him much less. Jean-François Lyotard was not in this logic of alliance and could turn to modes of thought that were profoundly heterogeneous to him, because with him the thought was not the experience of a collective constitution, but of a singularity and of an anomie even in the heart of the discursive. And this is probably why I felt that the friendship that Bruno Latour and Jean-François Lyotard had towards artists was quite different. This friendship existed in one case and in the other, but it resounded on the one hand as a source of philosophical inspiration for the artists and on the other hand as a disturbance of the artists towards the philosophers.
Perhaps this difference should also be drawn between their two conceptions of modernity, for they both tackled it in quite different ways. I leave that for the moment.