Latitudes
Il se disait que chaque époque étalait grandeur et médiocrité, et que celle-ci contenait parfois une intensité plus grande que la première. Il y avait dans les résidus du temps une densité vivante, l’empreinte endormie d’une forme dont il aurait aimé être le chiffonnier.
Cette figure du chiffonnier n’avait rien de fortuit : n’était-ce pas précisément celui qui recueille ce que les autres rejettent, qui perçoit une valeur là où la plupart ne voient que déchets, rebuts insignifiants voués à l’oubli ? Ce geste de collecte, de sauvegarde, ne constituait-il pas une forme paradoxale de résistance à l’effacement, tout en acceptant la fragmentation, la dispersion, l’incomplétude ? Il y avait dans cette posture quelque chose qui déjouait l’opposition traditionnelle entre la conservation muséale – cette mise sous verre qui momifie le passé – et l’oubli radical qui efface toute trace. Le chiffonnier du temps opère dans cet entre-deux : il ne sacralise pas, il ne jette pas ; il recueille, assemble, juxtapose, crée des constellations éphémères avec les restes. Sa pratique ne relève ni du culte ni du rejet, mais d’une attention aux puissances latentes qui sommeillent dans les détritus de l’histoire.
Cette densité vivante qu’il percevait dans les résidus, n’était-ce pas précisément ce qui échappait aux grands récits historiques, aux narrations héroïques, aux commémorations officielles ? Ces moments infra-ordinaires, ces gestes minuscules, ces affects fugaces qui constituent la trame invisible de l’existence collective, et qui pourtant contiennent parfois une intensité supérieure à celle des événements consacrés. Il cherchait à se tenir au plus près de cette pulsation secrète, de ce battement imperceptible qui traverse le temps et qui n’appartient à aucune chronologie linéaire. Non pas pour en faire un nouveau monument, une nouvelle totalité, mais pour laisser s’exprimer leur singularité irréductible, leur résistance à toute appropriation définitive.
Il disait : l’hypermnésie numérique rend cette répartition plus obsolète encore. Ce n’était pas même la peur d’oublier que les poussait à inscrire chaque chose, les événements comme les non-événements, c’était comme si le monde était mis à plat selon une équidistance généralisée. Le discrédit portait sur les hiérarchies et les anciennes hégémonies. La perte de sens était un sens, et cela allait durer, quelle que soit les conjurations avancées.
Cette hypermnésie numérique, cette accumulation vertigineuse de traces, ne relevait plus d’une logique de la conservation patrimoniale ni même d’une angoisse face à l’oubli : elle procédait d’une mutation plus profonde dans notre rapport au temps, à la mémoire, à l’événement. L’enregistrement systématique, continu, indifférencié de tout ce qui advient – du plus significatif au plus trivial, du plus exceptionnel au plus banal – ne visait plus à préserver ce qui risquait de disparaître, mais à produire un double numérique du monde, une réplication exhaustive qui abolit la distance entre l’original et la copie, entre l’événement et sa trace. Ce n’était plus l’archive comme supplément de la mémoire vivante, comme remède à sa finitude, mais l’archive comme substitut, comme simulacre qui prétend coïncider parfaitement avec ce qu’elle enregistre.
Cette équidistance généralisée, cette mise à plat du monde, ne témoignait-elle pas d’une crise profonde des principes de sélection, de hiérarchisation, de discrimination qui avaient jusqu’alors structuré notre rapport au passé ? Dans l’espace numérique, tout est potentiellement mémorisable, archivable, accessible : la distinction entre ce qui mérite d’être conservé et ce qui peut être oublié, entre l’essentiel et l’accessoire, entre le signifiant et l’insignifiant, tend à s’effacer. Ce n’est pas seulement que tout est enregistré, c’est que tout est enregistré selon les mêmes modalités techniques, dans les mêmes formats, sur les mêmes supports. L’archive numérique ne connaît pas de hiérarchie interne, pas de principe d’organisation qui lui serait propre : tout y est équivalent, interchangeable, reconfigurable à l’infini.
Cette crise des hiérarchies traditionnelles, ce discrédit porté sur les anciennes hégémonies, ne saurait être interprété simplement comme une démocratisation de la mémoire, comme une libération des récits mineurs jusqu’alors exclus de l’histoire officielle. Car cette équidistance généralisée n’est pas seulement horizontale, elle est aussi verticale : ce n’est pas seulement que tout peut être mémorisé, c’est que tout est mémorisé de la même manière, selon les mêmes protocoles techniques, dans les mêmes bases de données. La spécificité qualitative des phénomènes s’efface au profit de leur réductibilité quantitative à des unités de données. La mémoire numérique n’est pas une mémoire plurielle, diversifiée, hétérogène : c’est une mémoire homogène, standardisée, où les différences de nature sont converties en différences de degré.
Il se disait que tout ceci devenait hystérique, chaque séquence de temps était haute et basse, belle et laide, tout se mêlait et il aimait ces discordances comme autant de cordes qui faisaient résonner un temps dans lequel il vivait, mais qui n’était pas le sien, qui n’était à personne.
Cette hystérie temporelle, cette coexistence des contraires, cette multiplication simultanée des registres et des valeurs, ne résultait-elle pas précisément de cette équidistance généralisée, de cette abolition des hiérarchies traditionnelles ? L’hypermnésie numérique ne produisait pas seulement une accumulation quantitative des traces, elle engendrait une métamorphose qualitative de notre rapport au temps : non plus un temps orienté, vectorisé, ordonné selon une succession linéaire, mais un temps fragmenté, éclaté, où les époques, les styles, les références se télescopent, se superposent, se contaminent mutuellement. Un temps qui n’est plus celui de la progression dialectique ni celui de la répétition cyclique, mais celui du montage, du sample, du remix, où les fragments hétérogènes coexistent dans une simultanéité troublante.
Cette discordance des temps, ce mélange du haut et du bas, du beau et du laid, ne constituait pas seulement une désorientation, une confusion : c’était aussi une ouverture, une possibilité inédite de percevoir des résonances, des échos, des correspondances entre des phénomènes apparemment disparates. Comme si le sens, désormais, ne résidait plus dans la continuité, dans la cohérence, dans l’unité organique, mais dans la juxtaposition, dans le collision, dans la tension entre des éléments hétérogènes. Un sens qui n’est plus de l’ordre de la signification stable, définitive, mais de l’ordre de la résonance, de la vibration, de l’intensité.
Et c’est précisément cette résonance qu’il aimait, ces cordes tendues entre des moments incompatibles, ces harmoniques étranges qui surgissent de la rencontre improbable entre des fragments temporels disjoints. Non pas pour y retrouver une unité perdue, une cohérence nostalgique, mais pour habiter cette discordance même, pour faire l’expérience de cette temporalité paradoxale qui est la nôtre. Un temps qui n’appartient à personne, qui n’est la propriété d’aucun sujet souverain, d’aucune conscience unifiée, d’aucune communauté identifiable, mais qui nous traverse, nous constitue, nous défait et nous recompose sans cesse.
Il répétait : le complotisme est le symptôme de cette échéance. Un événement est doublé par l’idée d’un complot. Sur Internet, il observait des séquences d’images qui avaient été analysées pour démontrer combien ce qu’on croyait n’était pas ce qui semblait être. Cet au-delà de l’événement, aussi délirant soit-il, désignait encore la tension et la charge de l’événement. Il n’était pas contenu en lui, il fallait bien un ailleurs, tout ne pouvait pas être selon sa ressemblance.
Ce doublement de l’événement par l’idée du complot, cette prolifération des interprétations paranoïaques, cette obsession de dévoiler ce qui se cacherait derrière les apparences, n’était-ce pas précisément une tentative désespérée de réintroduire de la profondeur, de la verticalité, dans un monde mis à plat par l’équidistance numérique ? Face à cette surface sans épaisseur où tout est également visible, accessible, disponible, le complotisme apparaît comme une réaction, comme un effort pour creuser sous la surface, pour retrouver des strates, des niveaux, des hiérarchies. Là où l’hypermnésie numérique produit une horizontalité généralisée, une planéité sans relief, le complotisme invente des souterrains, des arrière-mondes, des dimensions cachées.
Mais cette profondeur fantasmée, ce sous-sol imaginaire, ne fait que reproduire, en la renversant, la logique même de l’aplatissement numérique. Car le complotisme n’est pas véritablement une pensée de la complexité, de l’ambiguïté, de la multiplicité : c’est une pensée binaire, manichéenne, qui oppose simplement la surface trompeuse à la vérité cachée, l’apparence manipulatrice à la réalité occulte. Il ne s’agit pas de reconnaître la richesse irréductible, la pluralité intrinsèque des phénomènes, mais de substituer une interprétation univoque à une autre, un récit totalisant à un autre. Le complotisme ne complexifie pas notre rapport à l’événement : il le simplifie, il le réduit à un schéma explicatif unique, omnipotent, qui prétend tout élucider.
Et pourtant, comme il le remarquait, cet « au-delà de l’événement », aussi délirant soit-il, témoigne encore d’une tension, d’une charge, d’une intensité qui excède sa simple factualité. Ce que le complotisme perçoit confusément, ce qu’il tente maladroitement d’exprimer, c’est que l’événement n’est jamais réductible à sa pure occurrence, à sa simple actualisation : il est toujours habité par des virtualités, par des potentialités, par des devenirs qui débordent sa réalisation effective. L’événement n’est pas contenu tout entier en lui-même, dans sa présentation factuelle : il rayonne, il irradie, il se diffracte en une multiplicité d’effets, de répercussions, d’interprétations qui constituent sa réalité même. Ce n’est pas qu’il y aurait d’un côté l’événement « réel » et de l’autre ses interprétations « subjectives » : l’événement est indissociable de la constellation interprétative qu’il suscite, des résonances qu’il provoque, des affects qu’il mobilise.
Cette discordance de l’événement rendait difficile la distinction entre les phénomènes et leurs interprétations, puisque ceux-ci devenaient à leur tour des événements qui avaient des conséquences matérielles sur le monde. On pouvait dire n’importe quoi, ce n’importe quoi arrivait, non pas identique à lui-même, mais selon une dissemblance qui était l’écho de sa représentation. Sans doute cet écheveau permettait-il de percevoir combien l’accumulation des mémoires était encore une réponse à la destitution du sens.
Cette indiscernabilité croissante entre les phénomènes et leurs interprétations, entre les faits et leurs récits, entre les événements et leurs représentations, ne résulte-t-elle pas précisément de cette hypermnésie numérique qui enregistre, stocke, diffuse indifféremment les uns et les autres ? Dans l’espace numérique, un fait et son commentaire, un événement et sa théorisation, une occurrence et son interprétation sont traités selon les mêmes modalités techniques, circulent dans les mêmes réseaux, s’affichent sur les mêmes écrans, sont soumis aux mêmes algorithmes de recommandation, de priorisation, de visibilité. Cette équivalence technique induit une équivalence ontologique : ce qui est techniquement traité de la même manière tend à être perçu comme appartenant au même niveau de réalité.
Cette porosité, cette réversibilité entre le phénomène et son interprétation, entre l’événement et son récit, produit un étrange effet de boucle : l’interprétation d’un événement devient elle-même un événement qui appelle de nouvelles interprétations, qui deviennent à leur tour des événements, et ainsi de suite. Ce n’est plus seulement que le réel est saturé d’interprétations, c’est que les interprétations font désormais partie intégrante du réel, elles ont des effets matériels, des conséquences tangibles, des impacts concrets. Une théorie complotiste n’est pas simplement une vision erronée, délirante, du monde : c’est une force active qui transforme ce monde, qui modifie les comportements, les croyances, les décisions politiques. Elle n’est pas hors du réel, elle participe à sa constitution même.
Cette performativité des interprétations, cette capacité des récits à produire des effets réels, n’est pas nouvelle en soi : de tout temps, les narrations, les mythologies, les idéologies ont façonné le monde social, ont orienté les conduites, ont structuré les perceptions. Ce qui est nouveau, c’est l’accélération, l’intensification, la démultiplication de ce processus par les technologies numériques. La vitesse de circulation des récits, la multiplicité des canaux de diffusion, la capacité à atteindre instantanément des audiences massives, tout cela augmente considérablement la puissance performative des interprétations, leur capacité à transformer rapidement et profondément le monde qu’elles prétendent simplement décrire.
Mais cette performativité ne signifie pas que « tout se vaut », que toute interprétation est également valide, que tout récit est également légitime. Car une interprétation n’est pas jugée seulement à l’aune de sa correspondance avec une réalité préexistante, mais aussi à l’aune des effets qu’elle produit, des mondes qu’elle fait advenir, des formes de vie qu’elle rend possibles ou impossibles. Une théorie complotiste n’est pas simplement « fausse » au sens où elle ne correspondrait pas aux faits : elle est problématique parce qu’elle engendre des effets toxiques, parce qu’elle alimente la méfiance, la division, la haine, parce qu’elle empêche l’élaboration de réponses collectives aux défis communs.
Cet écheveau complexe, cette intrication du réel et de ses interprétations, ce devenir-événement des récits, révèle peut-être plus profondément combien l’accumulation frénétique des mémoires numériques est encore une réponse à la destitution du sens. Face à l’effondrement des grands récits unificateurs, à la dissolution des repères stables, à la fragmentation des cadres interprétatifs communs, l’hypermnésie apparaît comme une tentative désespérée de compenser la perte du sens par la prolifération des traces. Comme si l’impossibilité de s’accorder sur une interprétation partagée du monde nous poussait à en enregistrer compulsivement tous les détails, dans l’espoir qu’un sens émerge de cette accumulation même, que la quantité se transforme miraculeusement en qualité, que la masse des données engendre spontanément une lisibilité.
Mais cette compensation est illusoire, car l’accumulation quantitative des traces ne produit pas mécaniquement du sens : elle peut tout aussi bien conduire à la saturation, à la surcharge, à la paralysie interprétative. Plus nous disposons de données, plus nous avons accès à des informations multiples, contradictoires, hétérogènes, plus il devient difficile de les intégrer dans un cadre interprétatif cohérent, dans une vision ordonnée du monde. L’hypermnésie numérique ne résout pas la crise du sens : elle l’approfondit, la radicalise, en multipliant les interprétations possibles, les perspectives contradictoires, les récits incompatibles.
Et pourtant, cette discordance même, cette dissemblance fondamentale entre l’événement et ses récits, entre le phénomène et ses interprétations, n’est-elle pas aussi une ouverture, une brèche par où peut s’engouffrer une nouvelle forme de pensée ? Une pensée qui ne chercherait plus à réduire la multiplicité à l’unité, à subsumer la diversité sous un principe explicatif unique, mais qui accepterait de se tenir dans l’écart, dans l’intervalle, dans la tension entre des interprétations irréductibles. Une pensée qui ne viserait pas à restaurer une vérité perdue, une cohérence originaire, mais à habiter créativement la discordance, à faire de la dissemblance elle-même un principe d’intelligibilité.
Car ce qui se révèle dans cet écheveau complexe, dans cette intrication du réel et de ses récits, c’est peut-être moins la destitution du sens que sa métamorphose : le passage d’un sens prédonné, transcendant, qui s’imposerait de l’extérieur, à un sens immanent, émergent, qui se construit dans la relation même, dans l’interaction, dans la confrontation des interprétations. Un sens qui n’est plus de l’ordre de la révélation, de la découverte, mais de l’ordre de la création, de l’invention, de l’expérimentation. Un sens qui n’est pas donné une fois pour toutes, mais qui est constamment à faire, à défaire, à refaire, dans un processus sans fin, sans origine ni terme.
Et c’est peut-être là que le chiffonnier du temps trouve sa place, sa fonction propre : non pas comme celui qui prétendrait restaurer un sens perdu, reconstituer une cohérence originaire, mais comme celui qui, dans les débris, dans les fragments, dans les restes, perçoit des possibilités inédites, des configurations imprévues, des consonances inattendues. Non pas comme celui qui imposerait un ordre nouveau, une interprétation totalisante, mais comme celui qui, modestement, patiemment, compose des constellations éphémères, des assemblages provisoires, des montages expérimentaux avec les traces discordantes que nous laissons derrière nous. Un chiffonnier qui ne prétend pas sauver le sens, mais qui en explore les métamorphoses, les mutations, les devenirs dans l’ère de l’hypermnésie numérique.