Le plan sombre

Sans doute sommes-nous venus ici pour travailler, pour finir ou pour commencer un texte que quelqu’un nous a demandé ou pour lequel nous nous sommes engagés avec un enthousiasme bien temporaire. À cette fin nous avons souhaité nous isoler de la vie urbaine et de ses multiples sollicitations. Nous avons loué une maison éloignée de tout centre, au milieu d’une forêt à laquelle on peut accéder par un chemin de terre battue qu’un véhicule doit emprunter au ralenti. Notre dévolu s’est jeté sur une maison au bord d’un lac. Était-ce un hasard ou un souhait de notre part? Nous ne parvenons pas à le déterminer. Peut être un mélange des deux. Nous nous installons donc, nous ouvrons le sac dans lequel nous avons placé des vêtements pour nous changer pendant ces quelques jours et nous faisons le tour du propriétaire. Nous marchons, les mains derrière le dos, nous inspectons les deux étages, entrebaillons la porte de la chambre et redescendons à la cuisine en laissant glisser un doigt sur le rebord du lavabo. La maison est sans intérêt notable, elle répond exactement au descriptif qui nous en a été donné sur Internet  et déjà nous nous ennuyons. Nous en sommes heureux parce que nous ne voulons pas de distraction afin de nous concentrer sur le texte. Ce lieu semble être fait pour cette tâche. Qu’est-ce qui pourrait nous empêcher de faire ce que nous sommes venus faire ici? Nous jetons un regard rapide sur le lac bordé de conifères, il est morne et la pluie commence à frapper sa surface grise formant des petits cercles noirs. Les arbres environnants sont balayés par un vent irrégulier faisant danser les branches les unes contre les autres. Il n’y a en effet aucune des distractions auxquelles nous sommes habitués, ni amis, ni téléphone, ni Internet. Notre ordinateur ne nous servira donc qu’à écrire, les livres et les articles sont rangés dans un dossier posé sur la table du salon. Nous l’ouvrons un peu au hasard, faisons semblant de consulter une page et le refermons d’un coup sec le regard perdu vers la fenêtre. Nous avons du mal à nous mettre à travailler. Mais peut être sommes-nous trop exigeant à notre égard. Nous venons à peinte d’arriver, peut être pourrions-nous manger quelque chose ou sortir pour parcourir le terrain et nous promener dans la forêt. D’une façon presque automatique nous ouvrons la porte et sur le perron nous inspirons profondément un air plus frais que celui de la ville. Le lac est face à nous, la pluie est toujours fragile et frappe par à coup la ligne sombre. Nous descendons le petit chemin pour atteindre le bord du plan d’eau dont la surface passe du gris au bleu marine à mesure que nous nous approchons. Nous fixons notre regard sur le lac et faisons abstraction du reste, la forêt semble reculer tandis que le souvenir de l’abri s’éloigne lui aussi. Il n’y a plus que ce trou rempli d’eau. Nous le détaillons, de minuscules turbulences se forment et disparaissent en l’espace d’un instant que nos yeux parviennent parfois à saisir, le plus souvent nous devinons la trace de ce qui a déjà disparu. Notre regard recule un peu et aperçoit l’ensemble, calme et sombre, stable. Il y a dans ce lac une présence effrayante, un poids dont nous ne parvenons pas à saisir l’origine. Alors le regard replonge dans les détails, dans toutes les circonvolutions infimes de cet espace qui ne cesse de se modifier comme si deux plans coexistaient, la ligne sombre et les irrégularités temporaires. Notre regard se déplace, file le long des bords comme une caméra que nous pourrions bouger à notre guise et qui produit en nous une étrangeté extérieure à laquelle nous sommes accrochés. Un petit frisson parcourt nos épaules et notre dos, comme saisi d’un repli de la perception sur elle-même qui se déverse ensuite encore sur le dehors, le lac étendu et ses milles et un détail. Une autre palpitation vient, une joie car tout nous environne, le lac et la forêt, la chaleur de la maison qui nous attend, la pluie qui devient plus forte maintenant, l’odeur d’humus qui traverse le terrain, les arbres dont nous percevons la densité impénétrable, les branches sur lesquelles sont accrochées des aiguilles en spirale, chacune d’entre elles remuant selon sa propre densité, cognant les aiguilles avoisinantes, ralentissant ou accélérant selon les pressions exercées, la forêt entière tangue de ces micro-mouvements. Nous percevons la surface du sol, mélange d’herbes rares et d’aiguilles jaunis par les journées pluvieuses, la terre qui s’effiloche tissée par la vie souterraine qui se nourrit du climat, le lac tout proche qui répand sans doute une humidité aux alentours d’une manière qui nous reste invisible, les racines qui s’allongent sur ses bords pour aller chercher la précieuse substance. La pluie dégringole avec force, les gouttes sont devenues plus grosses, plus irrégulières formant des cercles sur le lac à une vitesse qui rend difficile son appréhension. Nous ne parvenons plus à voir les détails et à sortir du lot une partie décomposée. Il n’y a plus qu’une folle agitation, une pluie de fragments d’espace qui agite une surface plane. Nous restons ainsi de longues minutes, nos vêtements sont détrempés par le ruissellement, nous percevons les gouttelettes sur le bout de notre nez, les coulures sur nos cheveux qui continuent leurs chemins sur notre front, le long de nos yeux obstruant temporairement une partie de notre champ de vision, nous sommes aussi immobile que ce lac reprendra son calme dans quelques minutes tandis que l’atmosphère s’agite tout autour. Le regard se focalise, repart ensuite à l’horizon, cherche mécaniquement les détails et laisse l’ensemble persister, les deux plans coexistent et ne se rassemblent jamais dans une seule perception. Le temps s’oublie de cette disposition que nous tenons du lac, vers la forêt, envers la maison dans laquelle nous reviendrons et dont nous partirons dans quelques jours.