La séparation

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L’état ordonné du monde n’est pas assuré au sens où le croit la multitude : sans doute est-il suffisamment assuré aussi longtemps que l’éternel amour ne périt pas et constitue la puissance souverainement dominante, mais il n’est pas assuré comme s’il était en vertu d’une nécessité aveugle ou, comme on le prétend, en vertu de lois éternelles de la nature. L’ancien état demeure encore toujours dans le fond (Grund); ce n’est pas les liens de fer de la nécessité, mais ce qu’il y a de plus tendre dans la douceur et la bonté, qui le retient de faire à nouveau irruption.

Quand les éclairs jaillissent, quand la tempête et l’orage menacent de confondre le ciel et la terre, que tous les éléments déchaînés, font rage ou que les assises de la terre sont ébranlées, ou encore quand des troubles terribles éclatent dans la société humaine, quand l’ancienne bonne foi et l’ancienne amitié se dénouent, quand les horreurs succèdent aux horreurs et que se défont tous les liens, alors l’homme sent que cet état est encore toujours présent, alors il l’assaille de son inquiétante étrangeté (unheimlich), comme à l’heure effroyable des revenants. Car l’homme est destiné à sauvegarder la puissance de l’amour; aussi, dans la folie, l’humanité doit se déchirer elle-même, pareille aux monstres des profondeurs (…)

Au fur et à mesure que le progrès de la séparation, de la force contractante révèle davantage et lui rend intérieurement plus sensible l’être (Wesen) de la limpidité, elle sent mieux que celle-ci est son propre être (Wesen), son être véritable et originaire : elle pressent à quel point elle est, vis-à-vis de la douceur, de l’entendement et de la lumière de cet être (Wesen) supérieur, une nature austère, rude et aveugle, et le coeur lui manque toujours plus pour lui résister, mais elle ne peut cependant, en qualité de force et de vigueur éternelles, cesser d’être contractante. Plus elle cède en effet à la séparation sans toutefois pouvoir abdiquer la contraction, plus se gonfle son coeur; en même temps, son être (Wesen) s’emplit d’un plus grand désir, est soulevé d’un préssentiment plus intense, ses mouvements ne sont plus pareils aux tempêtes rageuses de l’hiver, mais ils sont comme les souffles du printemps tout proche, quand une brise d’une douce amertume frissonne par toute la nature et que tous les êtres (Wesen) semblent comment éperus d’une joie intérieure, tandis qu’ils se préparent à leur plus haute énergie vitale.

F.W. Schelling, Les âges du monde.