Les réseaux de neurones et la ressemblance des possibles
Par-delà l’effet de mode provoqué par la mise à disposition du code source de plusieurs réseaux de neurones et la médiatisation orchestrée par certains acteurs du marché, j’aimerais formuler l’hypothèse de certaines implications conceptuelles de ces réseaux récursifs de neurones (RNN). Pour formuler celle-ci, je soutiendrais que les RNN intensifient notre relation aux possibles et ne sauraient être envisagés comme de simples probables. La différence principale entre le possible et le probable consiste en ce que ce dernier est une anticipation du futur construite à partir d’une analyse du passé dont le dieu laplacien offre une image. Le possible pour sa part est la coexistence dans une situation de plusieurs potentialités qui sont, ne sont pas ou pourraient être. Le possible intensifie une situation et diversifie la vérité.
Pourquoi associer les RNN aux possibles ? L’une des possibilités les plus étonnantes des RNN est la capacité, à partir d’un grand nombre de données renseignées, de produire des données ressemblantes. Or cette ressemblance n’est pas le signe d’une probabilité, mais d’une possibilité. En effet, lorsqu’on regarde par exemple des images générées par des RNN, on reconnaît bien les images d’origine, mais il y a une stylistique propre à la production des réseaux de neurones. Il y a un flou, une certaine qualité de gris et du bruit. Les images ainsi produites sont doublement reconnaissables: on reconnaît les images du stock d’origine, mais on reconnaît aussi la production d’un RNN. Les imperfections de celui-ci ne sont pas donc des éléments qu’il faudrait corriger, mais signent un style singulier. Il y a même parfois une certaine monstruosité dans le résultat qui par là même est chargé d’affects, d’une sentimentalité mettant en relation le monde technologique et le monde anthropologique.
La ressemblance produite n’est pas une probabilité parce que le résultat n’est pas contenu dans les prémisses, mais produit par elles. Il y a donc bien une relation de causalité entre le stock de données et d’images produites, mais pas une relation d’identité. La ressemblance n’est pas une répétition, mais un air de famille fondé sur une individuation partagée. L’analyse des stocks de données permet de produire d’autres images, car elles ont en commun la vectorisation et le bruit.
À partir de cette conceptualisation de la ressemblance générée par le RNN en tant que différence et répétition, on peut essayer de déduire une conception générale de ces réseaux de neurones. D’une part, on peut remarquer que les machines sont capables de produire de la ressemblance, c’est-à-dire quelque chose que nous reconnaissons, mais que nous n’avons jamais vu dans sa singularité. La machine a produit une image d’oiseau que nous faisons appartenir à la catégorie générale de l’oiseau, sans jamais avoir vu cet oiseau qui est dans l’image parce qu’il n’existe que dans celle-ci. C’est la question classique de la relation entre la définition de l’oiseau et l’extension de tous les oiseaux particuliers : comment reconnaissons-nous quelquechose que nous n’avons jamais vu? L’oiseau de l’image n’a pas été photographié, mais est comme la mémoire inventive et défaillante de plusieurs centaines de milliers images d’oiseaux. Cette production automatisée de la ressemblance permet de multiplier de manière exponentielle les médias et par cette multiplication elle rend le monde possible, c’est-à-dire quelle en densifie la texture.
D’autre part, lorsque l’on sait que les stocks de données sont le plus souvent le résultat de l’accumulation des renseignements fournis par les internautes, par exemple sur les réseaux sociaux, nous pouvons alors penser que le web 2.0 n’aura été que l’occasion de produire de nouveaux possibles proposés par les RNN. Nous passons dans les arts médiatiques d’une logique du remix et du sampling qui permettait d’affirmer, à la suite du Pop art, que l’artiste sélectionne et remonte ce qui existe déjà en tant que postproduction (N. Bourriaud), à une logique de la génération récursive qui produit du nouveau à partir de ce qui est donné.
On peut déduire de ce fonctionnement technologique une conception ontologique proche de celle de Whitehead. Selon ce dernier « la philosophie ne doit rien exclure », c’est-à-dire que plutôt que de soumettre l’expérience à ses concepts, elle doit tout accepter sans exception. Philosopher ne consiste pas à décrire ou à donner une norme, mais à multiplier les possibles pour pouvoir sentir encore plus. Plutôt que de développer des alternatives comme la modernité l’a fait, ou d’évaluer l’expérience au regard des concepts, on préférera sauvegarder la multiplicité irréductible des expériences. Par exemple plutôt que de parler de l’art en général, on abordera les œuvres particulières, en faisant bien attention de les lier les unes aux autres parce que rien n’est isolé dans la réalité et la relation entre les choses est même antérieure aux choses elles-mêmes (réalisme relationnel).
Une situation n’est pas seulement ce qu’elle est, elle est comme hantée par tout ce qu’elle pourrait être ou aurait pu être. Nous passons d’une philosophie spéculative à une informatique spéculative, car les RNN multiplient les possibles dans les interstices d’un stock de données, interstice qui consiste en particulier à introduire du bruit supplémentaire. Le possible n’est pas alors à comprendre comme le mot d’ordre d’une utopie ou d’une globalité, mais comme l’intensification par multiplication ou encore par l’importance accordée à la quantité afin de produire de la qualité. Le possible des RNN n’est pas le probable, il est dans l’interstice du fonctionnement et de l’incident qui est source de ressemblance et non d’identité ou de répétition adéquate à ce qui précède. Les images produites par un RNN enrichissent une situation, c’est-à-dire les médias déjà existants, elles permettent d’en concevoir la genèse en observant les formes émerger dans l’hésitation du bruit, du flou et des formes liquides qui semblent couler les unes dans les autres.
Cette question de la ressemblance des réseaux de neurones vient bouleverser la question générale de la mimésis et donc de l’Occident, de son projet. Les possibles viennent également hanter l’historialité qui devient elle-même une structure du possible (non pas du passé vers le futur, mais des futurs vers les passés, l’origine devient un tourbillon selon Benjamin). Les images ainsi produites n’ont pas pour but de tromper la perception ou de rajouter une image déjà vue, mais nous questionne sur le réel en tant que possible c’est-à-dire sur la manière même dont les médias on été classés, calculés et digérés. On doit ajouter à cela qu’un RNN peut s’alimenter de ses propres résultats et les intégrer dans le stock de données, il s’écarte alors progressivement du stock d’origine et s’individue de plus en plus. La possibilité autophagique d’un programme est ici une notion fondamentale à envisager.