Une silencieuse désertion
Nous avions dispersés nos dernières énergies jusqu’au point où il n’y avait plus rien eu. Nous n’avions pas de solution de rechange, pas d’alternative, nul autre endroit où aller. Nous avions continués ainsi jusqu’à la dernière extrémité. Il y avait eu bien sûr quelques discussions et des réglementations, des congrès et des décisions de toutes les sortes, mais personne n’y croyait. Les pronostics sonnaient simplement comme des mots dénués d’articulation. On y croyait pas même si on ne mettait pas en cause leur validité. Tout se passait comme si nous étions hors du langage. On avait continué nos mouvements mécaniquement sans y penser, sans y associer une quelconque distance. Maintenant, non seulement les phénomènes ne reviendraient jamais à la normale, mais ils étaient devenus définitivement invivables. Nous allions disparaître et la terre serait à nouveau vierge de notre présence. Nos ossements seraient engloutis dans les minéraux et dans quelques millions d’années on observera ces restes rocheux comme une époque passée de cette planète. Ceux qui restaient ne pouvaient plus rien faire, simplement observer leur lente disparition, la désagrégation de l’espèce. Sans doute le dernier l’ignorera-t-il, espérant une autre présence ignorée par lui. Il disparaîtra en l’absence de semblable, sans savoir qu’avec lui chacun d’entre nous disparaîtra.
Le temps s’était étiré. Comme une matière élastique qui ne reviendrait pas à sa forme initiale. Cette élasticité temporelle ne faisait plus sens. Le sens lui-même s’était dissous dans l’attente interminable d’un événement qui ne viendrait pas.
C’était le temps de l’immobilité. Le temps où tout continuait de fonctionner sans que rien ne bouge vraiment. Les machines tournaient encore. Les écrans brillaient dans la nuit. Les systèmes échangeaient leurs données. Mais ce mouvement perpétuel n’était qu’une forme sophistiquée d’inertie.
Le langage avait perdu sa fonction. Ce n’était pas qu’il soit devenu inutile. Il avait simplement cessé d’être en rapport avec le réel. Les mots tournaient sur eux-mêmes, se reproduisaient, généraient d’autres mots. Mais ils ne désignaient plus rien. Ils ne transformaient plus rien. Ils ne produisaient plus aucun effet sur la matière du monde.
L’épuisement. C’était le concept central de notre époque. Épuisement des ressources. Épuisement des sols. Épuisement des corps. Épuisement des idées. Épuisement des possibles. Nous avions atteint l’état d’une civilisation qui ne pouvait plus rien produire d’autre que sa propre fatigue.
Le silence entre les congrès était plus éloquent que les discours qui y étaient prononcés. Ces moments où personne ne parlait, où les regards se perdaient dans le vide, où les corps s’affaissaient imperceptiblement sur leurs sièges. C’était dans ces silences que la vérité se manifestait. Sans mots. Sans concepts. Juste la présence nue de notre incapacité collective.
Nous n’avions pas su nous arrêter. C’était peut-être là notre échec fondamental. Cette impossibilité d’interrompre le mouvement perpétuel des machines, des corps, des systèmes. Nous continuions à produire, à consommer, à échanger alors même que ces activités avaient perdu toute finalité. Comme un organisme qui continuerait à fonctionner après sa mort clinique.
Il y avait eu un moment où nous aurions pu. Un moment où le changement de direction était encore possible. Nous l’avions tous senti, tous perçu. Mais ce moment n’avait pas de contours précis. Il s’était dilué dans la masse indistincte des jours. Et quand nous avions compris qu’il était passé, il était déjà trop tard pour le ressaisir.
Les enfants. C’était peut-être le phénomène le plus troublant. Ils étaient nés dans un monde déjà condamné. Ils grandissaient avec l’extinction comme horizon indépassable. Et pourtant, ils continuaient à jouer. À rire. À apprendre des langues qu’ils n’auraient jamais l’occasion de transmettre. À s’approprier un monde qui disparaissait sous leurs pieds.
Quelle était la nature de cette obstination ? Cette persistance de la vie au sein même de l’extinction ? Était-ce une forme de déni ? D’aveuglement salutaire ? Ou bien une sagesse plus profonde que notre lucidité désespérée ?
La matérialité du désastre était paradoxale. Elle ne se manifestait pas comme une catastrophe soudaine. Pas de grand effondrement spectaculaire. Pas d’apocalypse cinématographique. Juste une lente dégradation des conditions de possibilité de l’existence. L’air devenait progressivement irrespirable. L’eau, impropre à la consommation. La terre, stérile. Ces transformations étaient si graduelles qu’elles en devenaient imperceptibles. Nous nous adaptions à chaque nouvelle dégradation jusqu’à ce que l’adaptation elle-même devienne impossible.
La normalité s’était déplacée. Ce qui aurait été considéré comme catastrophique vingt ans plus tôt était désormais accepté comme l’état ordinaire du monde. Ce déplacement continu du seuil de l’acceptable avait quelque chose d’hallucinatoire. Comme si nous vivions collectivement dans un état de dissociation permanente.
Les théories abondaient. Des systèmes explicatifs sophistiqués. Des analyses causales minutieuses. Des modèles prédictifs de plus en plus précis. Cette prolifération théorique semblait inversement proportionnelle à notre capacité d’action. Plus nous comprenions les mécanismes de notre extinction, moins nous étions capables d’y remédier.
La précision des modèles avait quelque chose d’obscène. Nous pouvions prévoir avec une exactitude troublante la date approximative de disparition de telle ou telle espèce, de tel ou tel écosystème, de tel ou tel groupe humain. Ces prévisions avaient la froideur des statistiques. Elles transformaient l’extinction en processus administré.
Il y avait eu des résistances. Des mouvements. Des tentatives d’organisation alternative. Mais ces initiatives s’étaient heurtées à l’inertie massive des structures existantes. Elles avaient été soit réprimées, soit absorbées, soit marginalisées jusqu’à devenir invisibles. La résistance elle-même était devenue une forme de spectacle qui ne modifiait en rien la trajectoire générale.
Certains d’entre nous s’étaient réfugiés dans la contemplation. Ils observaient le désastre avec une forme de détachement esthétique. Ils y voyaient une beauté crépusculaire. La fin d’un cycle. Le retour à un équilibre cosmique. Cette attitude avait quelque chose de troublant. Elle n’était ni complètement fausse ni entièrement satisfaisante.
D’autres s’accrochaient à la possibilité d’un salut technologique. Une solution miracle qui surgirait au dernier moment. Un dépassement imprévu des limites qui nous contraignaient. Cet espoir avait la structure d’une foi religieuse. Il n’était pas fondé sur une analyse des possibles, mais sur un besoin psychique de conjurer l’angoisse.
Le temps qui nous restait. C’était la question qui obsédait les derniers théoriciens. Combien de décennies ? Combien d’années ? Combien de mois ? Cette question était à la fois essentielle et parfaitement vaine. Essentielle parce qu’elle déterminait l’horizon de toute action possible. Vaine parce que la réponse ne changeait fondamentalement rien à notre situation.
Nos corps portaient la trace de l’extinction en cours. Des maladies nouvelles. Des allergies inédites. Des fatigues inexplicables. Des troubles du sommeil. Des perturbations hormonales. Nous disparaissions d’abord de l’intérieur. Nos organismes anticipaient biologiquement ce que nos esprits refusaient encore de voir.
La conscience de l’extinction n’était pas également répartie. Elle se concentrait dans certaines zones géographiques, dans certaines classes sociales, dans certains groupes d’âge. Cette distribution inégale produisait des effets politiques complexes. Des tensions. Des conflits. Des alliances improbables.
Les plus lucides d’entre nous étaient aussi les plus impuissants. Ceux qui voyaient le plus clairement l’ampleur du désastre étaient aussi ceux qui avaient le moins de moyens d’agir sur lui. Cette corrélation entre lucidité et impuissance était peut-être la manifestation la plus troublante de notre situation.
L’altération du langage s’était accompagnée d’une modification profonde de notre rapport au temps. Le futur s’était contracté jusqu’à disparaître presque entièrement de notre champ de conscience. Le passé avait pris une dimension mythique, irréelle. Seul subsistait un présent dilaté, suspendu, sans perspective.
Nous avions cessé de faire des projets. C’était peut-être le symptôme le plus significatif. Cette incapacité à se projeter au-delà d’un horizon temporel très limité. Quelques jours. Quelques semaines tout au plus. Au-delà, tout devenait flou, incertain, impensable.
La nature de notre extinction était singulière. Ce n’était pas la première fois qu’une espèce disparaissait de la surface de la Terre. Mais c’était la première fois qu’une espèce avait conscience de sa propre disparition. Cette conscience réflexive produisait des effets spécifiques. Des formes particulières d’angoisse. Des stratégies de déni sophistiquées. Des élaborations théoriques complexes.
La figure du dernier homme nous hantait. Celui qui ne saurait pas qu’il est le dernier. Qui continuerait à espérer rencontrer un semblable. Qui mourrait dans une solitude absolue, cosmique. Cette figure avait quelque chose de profondément troublant. Elle incarnait le paradoxe d’une extinction qui ne pouvait jamais être pleinement vécue comme telle.
Qui observerait nos restes fossilisés dans quelques millions d’années ? Cette question semblait abyssale. Elle supposait l’émergence d’une nouvelle forme de conscience capable de déchiffrer les traces de notre existence. Mais cette hypothèse elle-même reposait sur une projection anthropomorphique. Une incapacité à penser un monde radicalement post-humain.
L’absence. C’était peut-être le concept le plus adéquat pour penser notre situation. Nous étions déjà en partie absents à nous-mêmes. Absents au monde. Absents aux autres. Cette absence s’intensifiait progressivement jusqu’à devenir complète, définitive.
Le silence avait envahi les espaces autrefois saturés de bruits humains. Ce n’était pas un silence absolu. Les machines continuaient à émettre leurs vibrations mécaniques. Les éléments naturels — le vent, la pluie, les mouvements tectoniques — produisaient leurs sons caractéristiques. Mais la voix humaine, avec ses intonations spécifiques, ses modulations affectives, se faisait de plus en plus rare.
Nous avions dispersé nos dernières énergies. Cette dispersion n’était pas un choix délibéré. Elle résultait d’une désorganisation progressive de nos structures collectives. D’une perte de cohérence. D’une incapacité croissante à coordonner nos actions, nos pensées, nos affects.
Ceux qui restaient. Leur nombre diminuait inexorablement. Chaque jour, chaque heure, chaque minute, quelqu’un disparaissait. Sans bruit. Sans cérémonie. L’extinction progressait par soustraction silencieuse.
Nous n’étions déjà plus tout à fait là. Nos corps occupaient encore l’espace. Nos systèmes fonctionnaient encore par inertie. Mais quelque chose d’essentiel s’était déjà retiré. Une présence. Une intensité. Une manière d’habiter le monde qui avait été la nôtre pendant des millénaires.
La disparition ne serait pas un événement localisable dans le temps. Elle s’était déjà produite. Elle était encore à venir. Elle se déroulait maintenant. Ce paradoxe temporel était peut-être l’aspect le plus troublant de notre extinction.