Jimmy Owenns, Kennedy James, Govy : l’existence du réseau

Ce genre de texte arrive souvent trop tard. On rend hommage à une œuvre en y associant quelques anecdotes personnelles prouvant un lien singulier entre l’auteur et le disparu, justifiant la prise de plume du premier.

Dans le cas présent, rien de tel. Je ne la connaissais pas ou si peu. Je ne connaissais pas même son nom, pas même le lieu où elle était née, où elle est morte. Le hasard a fait que j’ai passé une partie de l’année dernière dans « sa » ville, le Havre.

Je ne connaissais pas son nom, car il n’a cessé de muter : Jimmy Owenns, Kennedy James, finalement Govy, revenant à son patronyme familial par un si long détour, par son détour. Nous nous sommes vus seulement 2 ou 3 fois, à Paris et à Kyoto où elle s’était installée. Chaque fois c’était une fête, comme si nous nous retrouvions après une longue absence, un membre de la famille, une amie, une personne qu’on aimait, dont on se savait intensément proche.

Ce sera l’histoire d’une génération, perdue et oubliée à présent : la première ayant investie le Web au milieu des années 90, jusqu’à en faire un mode d’existence expérimentant d’autres identités, d’autres genres, d’autres relations, d’autres fraternités, d’autres œuvres. Nommer celles-ci « queer », « trans » ou « neurodiversité » ne saurait rendre justice à ce qu’elles ont été à ce moment-là et aux émancipations qu’elles ont rendues possibles. Le Web ne fut jamais un moyen technique au service de l’expression de nos subjectivités. Il fut l’art d’intensifier ce que chacun d’entre nous ressentait secrètement, à savoir le vacillement des prétendues identités, nos sables mouvants, où nous formions le projet d’infinis labyrinthes en HTML dans lesquels nous nous perdions et dans lesquels pouvaient dériver les internautes sans jamais en voir le bout et en finir. Les existences dont nous rendions compte numériquement étaient sans guérison et sans solution. Nos sites étaient plus grands que nous-mêmes. Nous nous passions des prescripteurs traditionnels du monde de l’art, critiques, théoriciens, curators, collectionneurs ou galeries, parce que nous pouvions publier directement sur le réseau en nous destinant à tous et à chacun. Du moins, avions-nous cette illusion, ce désir.

C’est au tout début des années 2000 que nous nous découvrons l’un l’autre. Je flâne sur son journal photographique ( https://www.dontstareatthesun.com/photographic-diary/ ), un labyrinthe autoscopique qui explore le corps, la peau, le quotidien. Des enchaînements d’images comme dans la Jetée, mille citations, des rencontres. Elle est très intelligente et jeune, 19 ans, elle n’a pas fait d’école d’art. On l’imagine en Rimbaud du netart. Elle documente une existence qui est le réseau, c’est la première génération qui passe du Web à la vie sans faire de différence. Son identité vacille. Ce qu’elle fait, elle le fait vraiment. Le Web est ses veines ( https://www.dontstareatthesun.com/arborescence-2003/ ), à la lisière de la peau, ce sera toujours l’épiderme et les poils. Les images sont belles, le dédale est infini et l’autoscopie n’est pas égotique, c’est une autobiographie sans personne. Elle se perd dans les images.

On rentre en contact. On communique peu, pour ainsi dire pas. On se sait immédiatement frère et sœur. On se rencontre quelques années plus tard. Elle vient à une de mes expositions. On est heureux de se retrouver. On se connaît depuis si longtemps. Dans le vernissage, je la sais terriblement mal à son aise, elle me fixe comme si j’étais son seul point de repère dans un espace vacillant. Elle mettra un masque de renard dans un autre vernissage pour maintenir sa présence auprès d’elle ( https://www.dontstareatthesun.com/#/kitsune-2003/ ).

Il y aura très tôt le Japon, au-delà de l’exotisme. Les masques, le bondage, les veine et les flux partout dans la nature, au sol, dans les arbres. Quelques références à Monet ( https://www.dontstareatthesun.com/#/monet-2004/ ) et à Manet ( https://www.dontstareatthesun.com/un-djeuner-sur-lherbe-moderne-2004/ ). Pendant des années, il y aura des chaises nouées selon la technique du kinbaku-bi permettant de dénouer l’impasse dans laquelle nous avait enfermés Joseph Kosuth en corrélant la chose et le mot. En attribuant non seulement une nouvelle fonction à la chaise, mais une nouvelle conception à la fonction même. Il s’agissait de ramener l’objet, aussi instrumental soit-il, à l’art, attendant un corps ne pouvant plus s’y adapter. Nous étions devenus les maîtres des objets brûlés, cassés, noués, inutilisables. On frayait de plus en plus dans les flux. Ils étaient indifféremment numériques et matériels.

J’avais parfois un message sur le réseau et je savais qu’elle partait vivre ailleurs, une aventure. Brooklyn puis Kyoto, où l’installation fut si difficile, si longue mais qui semblait un point d’arrêt qu’elle désirait plus que tout, avant qu’elle ne tombe malade. Nous ne parlions ni d’autisme, ni de genre, ni de neurodiversité. Nous nous savions identiques. Je faisais un peu plus illusion.

La dernière fois que nous nous sommes vus, ce fut à Kyoto. En arrivant, elle m’a dit d’un ton fier : « Tu as vu ! ». Je ne voyais rien. Elle m’expliqua qu’elle ne voulait plus faire d’effort et jouer à la femme, sans pourtant mimer un homme. Elle refusait ce jeu d’échange du différend sexuel. Elle était toute décoiffée, mal habillée. J’ai ri de cette secrète et ultime coquetterie et j’y ressentais la fraternité humaine, trop humaine qui nous unissait. Nous avons mangé et bu beaucoup de Yamazaki jusqu’à nous endormir tard l’un contre l’autre dans une rue bordant la rivière Kamo. Au petit matin, nous sommes partis chacun de notre côté comme si je venais de raccrocher la connexion de mon modem RTC.

Elle est morte ce vendredi 18 août 2023.


Jimmy Owenns, Kennedy James, Govy: the existence of the network

This kind of text often comes too late. We pay tribute to a work by associating a few personal anecdotes proving a singular link between the author and the deceased, justifying the former’s taking up the pen.

In this case, nothing of the sort. I knew little or nothing about her. I didn’t even know her name, or where she was born or died. As chance would have it, I spent part of last year in “her” town, Le Havre.

I didn’t know her name, because it kept mutating: Jimmy Owenns, Kennedy James, finally Govy, returning to her family surname by such a long detour, by her detour. We only saw each other 2 or 3 times, in Paris and in Kyoto where she had settled. Each time was a celebration, as if we were reuniting after a long absence, a family member, a friend, someone we loved, someone we knew we were intensely close to.

This will be the story of a generation, now lost and forgotten: the first to invest the Web in the mid-90s, to the point of making it a mode of existence experimenting with other identities, other genres, other relationships, other fraternities, other works. Calling them “queer”, “trans” or “neurodiversity” does not do justice to what they were at the time, nor to the emancipations they made possible. The Web was never a technical means of expressing our subjectivities. It was the art of intensifying what each and every one of us secretly felt, namely the vacillation of so-called identities, our shifting sands, where we formed the project of infinite HTML labyrinths in which we lost ourselves and in which Internet users could drift without ever seeing the end of it. The existences we recorded digitally had no cure and no solution. Our sites were bigger than we were. We dispensed with the traditional prescribers of the art world – critics, theorists, curators, collectors or galleries – because we could publish directly on the network, addressing ourselves to one and all. At least, we had this illusion, this desire.

It was in the early 2000s that we discovered each other. I stroll through his photographic diary ( https://www.dontstareatthesun.com/photographic-diary/ ), an autoscopic labyrinth that explores the body, the skin, the everyday. Sequences of images as in La Jetée, a thousand quotations, encounters. She’s very intelligent and young, 19 years old, she didn’t go to art school. One imagines her as the Rimbaud of netart. She documents an existence that is the network, the first generation to move from the Web to life without making a difference. Her identity wavers. What she does, she really does. The Web is her veins ( https://www.dontstareatthesun.com/arborescence-2003/ ), at the skin’s edge, it will always be the epidermis and the hairs. The images are beautiful, the maze is infinite and the autoscopy is not egotistical, it’s an autobiography without a person. She loses herself in the images.

We make contact. We communicate little, if at all. We know each other immediately as brother and sister. We met a few years later. She came to one of my exhibitions. We’re happy to meet again. We’ve known each other for so long. She stares at me as if I were her only point of reference in a wavering space. She’ll put on a fox mask at another vernissage to keep his presence with her ( https://www.dontstareatthesun.com/#/kitsune-2003/ ).

Very early on, Japan came into the picture, beyond the exotic. Masks, bondage, veins and flows everywhere in nature, on the ground, in the trees. Some references to Monet ( https://www.dontstareatthesun.com/#/monet-2004/ ) and Manet ( https://www.dontstareatthesun.com/un-djeuner-sur-lherbe-moderne-2004/ ). For years, chairs will be knotted using the kinbaku-bi technique, breaking the deadlock in which Joseph Kosuth had trapped us by correlating the thing and the word. By attributing not only a new function to the chair, but a new conception to the function itself. It was a matter of bringing the object, however instrumental, back to art, waiting for a body that could no longer adapt to it. We had become masters of burnt, broken, knotted, unusable objects. We spawned more and more flows. They were both digital and material.

Sometimes I’d get a message on the network and I’d know that she was off on an adventure somewhere else. Brooklyn, then Kyoto, where settling in was so difficult, so long, but which seemed like a stopping point she wanted more than anything, before she got sick.We didn’t talk about autism, gender or neurodiversity. We knew we were identical.I was a little more delusional.

The last time we saw each other was in Kyoto.When we arrived, she said to me proudly: “You saw! I couldn’t see a thing.She explained that she didn’t want to make any more effort and play at being a woman, without mimicking a man.She refused to play this game of sexual exchange. She was all dishevelled and badly dressed.I laughed at this secret, ultimate coquetry and felt the all-too-human fraternity that united us.We ate and drank a lot of Yamazaki until we fell asleep late one against the other in a street along the Kamo River.Early in the morning, we went our separate ways as if I’d just hung up my PSTN modem connection.

She died on Friday, August 18, 2023.