L’ontologie causale des jeux vidéo

Derrière les “soluces” de jeux comme The Last of Us se cache une vérité fondamentale de l’univers vidéoludique : sa nature profondément causaliste. Dans ce monde numérique, une même série d’actions produit invariablement les mêmes effets. Ainsi, il suffit de reproduire fidèlement les gestes observés dans un tutoriel pour obtenir un résultat identique. Cette répétabilité parfaite révèle un système où la causalité règne sans partage, sans zone d’ombre, sans indétermination.

Le joueur occupe une position singulière dans cet univers – celle d’un être qui peut potentiellement accéder à toutes les causes. Sa perspective n’est pas partielle comme la nôtre dans le monde réel, mais potentiellement totale. Chaque mécanisme, chaque interaction peut être dévoilée, comprise, maîtrisée. L’opacité n’est jamais qu’un état provisoire que l’expérience et la connaissance dissiperont tôt ou tard.

Notre monde, au contraire, nous maintient dans une position radicalement différente. Nous sommes nous-mêmes une cause locale parmi d’innombrables autres, incapables d’accéder à la totalité des déterminismes qui façonnent notre environnement. Plus troublant encore, rien ne garantit qu’un même enchaînement de causes produira des effets identiques, puisque notre perspective limitée ne nous permet d’observer que des phénomènes locaux, jamais la totalité des paramètres en jeu.

Face à cette limitation, trois voies s’offrent à nous : postuler une cause ultime qui transcende notre finitude, à la manière d’une pensée théologique ; admettre que la contingence fait partie intégrante du réel, que des mêmes causes peuvent engendrer des effets variables ; ou encore, abandonner le schème causal lui-même pour embrasser une phénoménologie des flux, où la segmentation en causes et effets distincts apparaît comme une abstraction inadéquate face à la continuité fondamentale de l’expérience.

Le causalisme vidéoludique engendre des conséquences profondes, tant sur le plan collectif qu’individuel. Collectivement, il garantit la possibilité d’une expérience partagée – les guides et tutoriels fonctionnent universellement précisément parce que les mêmes actions produiront les mêmes résultats pour chaque joueur. Un monde gouverné par la contingence radicale rendrait impossible cette mise en commun des expériences, chaque parcours demeurant irréductiblement singulier.

Au niveau individuel, ce déterminisme permet paradoxalement l’expérience de la liberté ludique à travers les mécanismes de répétition et d’apprentissage. La mort n’est jamais définitive ; l’échec toujours provisoire. Le joueur peut renaître, recommencer, affiner sa stratégie, explorer d’autres possibilités. La temporalité cyclique du jeu transforme la contrainte déterministe en espace de liberté expérimentale.

Imaginons maintenant un jeu structuré différemment, où une même action pourrait produire des résultats variables – non par un aléatoire total qui déconnecterait complètement les causes des effets, mais par l’introduction de contingences partielles, de variables cachées, d’influences extérieures. Dans un tel univers, l’expérience du joueur se rapprocherait davantage de notre condition réelle, marquée par l’incertitude et l’opacité partielle des causalités.

L’apprentissage ne passerait plus par la mémorisation de séquences optimales, mais par le développement d’une intelligence adaptative, capable de réagir à l’imprévu, de s’ajuster aux variations contextuelles. Les stratégies ne seraient plus des scripts figés mais des orientations souples, des principes d’action plutôt que des programmes déterminés.

Cette réflexion nous permet de saisir que le jeu vidéo traditionnel perpétue un idéalisme synthétique comparable à celui du cinéma. Il opère une réduction drastique de la complexité du réel, élimine le chaos surabondant du monde pour n’en retenir qu’une version simplifiée, intelligible, centrée sur le sujet-joueur. Tout ce qui excède le champ de sa perception et de son action – ce qu’on pourrait nommer le hors-champ ontique – se trouve systématiquement éliminé.

Le monde du jeu vidéo se présente ainsi comme le corrélat parfait de l’intentionnalité du joueur, adapté à ses capacités perceptives et actives. Rien n’y existe qui ne puisse être perçu, compris, manipulé. L’univers s’y réduit à ce que le sujet peut en saisir, en abolissant cet excès, cette transcendance qui définit pourtant l’essence même de la mondanéité.

Car un monde, au sens plein du terme, n’est-il pas précisément ce qui déborde toujours notre champ de vision, ce qui résiste à toute appropriation complète, ce qui maintient toujours une part d’altérité irréductible face à notre subjectivité ? En ce sens, le jeu vidéo traditionnel simule un monde tout en éliminant ce qui fait qu’un monde est monde – son excédent, son opacité constitutive, sa transcendance par rapport à toute perspective subjective.

La “soluce” incarne parfaitement cette réduction : elle transforme l’exploration d’un monde en exécution d’un programme, substitue à l’imprévisibilité de la rencontre la prévisibilité de l’algorithme. Le joueur n’y découvre plus, il reproduit ; il n’explore plus, il exécute. La maîtrise se paie au prix de la surprise, la réussite au prix de la découverte.

Qu’est-ce alors que jouer véritablement ? Si le jeu implique une forme de liberté face à l’incertain, le jeu vidéo causaliste ne risque-t-il pas de se transformer en son contraire – en procédure mécanique, en routine algorithmique ? Ne perd-il pas ainsi ce qui constitue l’essence même du jeu comme espace d’indétermination créatrice ?

Certaines expériences vidéoludiques contemporaines semblent explorer d’autres voies en introduisant des mécaniques procédurales, des univers persistants, des interactions émergentes entre joueurs. Ces jeux ne visent plus à offrir un simulacre de maîtrise, mais à confronter le joueur à sa propre finitude, à son insertion dans un réseau de déterminations qui le dépassent, à sa vulnérabilité face à l’imprévisible.

L’enjeu philosophique qui se dessine à travers cette réflexion dépasse largement le cadre du jeu vidéo. Il concerne notre rapport au monde à l’ère numérique, tiraillé entre deux tendances contradictoires : d’un côté, la tentation de réduire le réel à ce que nous pouvons en modéliser algorithmiquement ; de l’autre, la nécessité de préserver une ouverture à ce qui excède toute programmation, à cette surabondance chaotique qui caractérise notre expérience vécue.

Le jeu vidéo devient ainsi un laboratoire où s’expérimentent différentes modalités de notre être-au-monde, différentes façons de négocier notre position face à la complexité infinie du réel. Entre la nostalgie d’un monde entièrement intelligible et l’angoisse d’un chaos radical, il esquisse peut-être des voies intermédiaires – des mondes où la contingence limitée, la causalité probabiliste, l’émergence d’effets non-programmés ouvriraient un espace plus fidèle à notre condition : ni maîtrise illusoire, ni impuissance absolue, mais navigation perpétuelle entre déterminations et libertés, entre contraintes et possibles.