L’ajustement au Japon
Alors même qu’à la différence de beaucoup de membres de ma génération je n’ai jamais été fasciné par le Japon, ni par son cinéma, ni par son design, ni par ses dessins, ni par ses mangas, ce séjour dans ce pays m’affecte.
Comment expliquer cet étrange sentiment de reconnaître un endroit ? De quelle façon ne pas tomber dans l’illusion de l’exotisme au moment où on est saisi par l’évidence de cette parenté ? Sentiment d’autant plus étrange qu’on ne méconnaît pas la part de conformisme, d’idéologie martiale et militaire, de misogynie, de sentiment de supériorité et d’isolement que la péninsule a portée jusqu’à présent. Ceci étant dit, pourtant, un sentiment qui nous étreint lorsque nous parcourons les rues de Tokyo seul et que la nuit s’avance laissant les passages de plus en plus vides, les piétons revenant chez eux, les magasins ferment, quelques lumières ici ou là qui plongent la ville dans le silence.
Je me souviens de cette nuit particulière où, égaré dans un quartier de Tokyo dont j’avais oublié le nom, j’ai ressenti ce paradoxe avec une acuité troublante : l’étranger absolu devenait familier. Les idéogrammes indéchiffrables composaient un nouveau langage visuel auquel mon corps s’accordait sans que mon esprit ne le comprenne. Les ruelles se vidaient progressivement, et dans ce vide, quelque chose d’une reconnaissance profonde s’installait. Les néons s’éteignaient un à un, laissant place à une pénombre douce où les contours de la ville semblaient se dissoudre, tout comme les frontières entre ce qui m’était propre et ce qui m’était étranger. Comment habiter cette contradiction ? Comment être simultanément ailleurs et chez soi ?
Dès que l’on parle de cette ville on risque fort de tomber dans la simplification et le cliché, fantasme du petit occidental. En effet, rien de plus étrange que le Japon pour un Européen : on ne fera pas ici la liste de tout ce qu’on ne comprend pas, les signes, tous les signes, vous échappent. Mais on pourra tenter de faire partager l’émotion, une émotion véritable et non l’amusement d’un observateur extérieur, lorsqu’on voit les Japonais réagir, dire au revoir, nous saluer, continuer à nous parler japonais alors même que notre visage marque l’incompréhension la plus profonde. On pourrait ressentir dans les attitudes corporelles des Japonais une gêne, et peut-être est-ce bien cela, qui suggère cette partie de l’extériorité sociale.
Cette gêne, cette réserve qui n’est ni timidité ni froideur, comment la nommer sans la réduire ? Elle se manifeste dans ces corps qui s’inclinent légèrement, dans ces regards qui vous croisent sans vous fixer, dans ces silences qui ne sont pas des vides mais des pleins, des espaces habités par une présence retenue. Quelle est cette qualité de présence qui semble à la fois intensive et distante ? N’est-ce pas l’expression d’une manière d’être-au-monde qui nous échappe et pourtant nous interpelle, nous parle d’une possibilité que nous avions peut-être oubliée : celle d’être ensemble séparément, celle de cohabiter sans fusion ni intrusion ?
Au-delà de l’organisation qui permet de faire tenir 30 millions d’habitants ensemble, dans une ville propre, silencieuse, sécurisée puisque presque aucun vélo n’est attaché, au-delà de ce que l’on pourrait interpréter comme le régime d’une société de l’ordre avec tout ce que cette notion peut avoir de terrifiant, au-delà de la facilité semble-t-il à vivre dans cette ville, si on y met le prix puisque tout est cher, on perçoit quelque chose d’autre : non pas la culpabilité occidentale mais la honte, une honte qui transforme radicalement les relations entre les domaines privé et public.
Quelle est cette honte dont je parle ? Non pas le sentiment moral qui nous accable lorsque nous avons commis une faute, mais cette conscience aiguë d’être un corps exposé, d’être visible, d’occuper un espace parmi d’autres corps. Une honte ontologique, pourrait-on dire, qui n’est pas négative mais constitutive : elle est ce qui nous rappelle constamment notre finitude, notre contingence, notre relation nécessaire aux autres. La honte comme condition de la délicatesse, comme ce qui nous empêche d’envahir l’espace d’autrui, de nous croire seuls au monde, de nous abandonner à la brutalité de nos désirs immédiats.
Il serait sans doute trop long de détailler ici les données de ce renversement fondamental mais tout se passe comme si au-dehors c’était privé et chez soi c’était public. Ou plus exactement, prenons un exemple, on peut fumer dans les restaurants mais pas dans la rue. Ou encore, les relations entre les hommes et les femmes semblent policées dans l’espace public et intenses dans l’espace privé. Ce n’est pas vraiment une inversion mais plutôt une réversion. Observons les maisons, combien elles sont refermées sur elles-mêmes, un mur, une fenêtre aveugle, un paravent, on ne se sent pas dans ces maisons comme dans les maisons européennes.
Cette réversion du privé et du public, n’est-elle pas l’indice d’une tout autre conception de la subjectivité ? Non plus le sujet occidental qui se projette vers l’extérieur, qui conquiert l’espace, qui s’affirme bruyamment, mais un sujet qui se retire, qui fait de sa réserve même le lieu de son intensité. Un sujet qui ne se définit pas par son expansion mais par sa capacité à laisser être, à créer des intervalles, à ménager des vides où la relation devient possible précisément parce qu’elle n’est pas imposée.
Je me souviens de ce petit restaurant où j’ai pris l’habitude de dîner, perdu dans une ruelle de Shinjuku. Le patron, un homme d’une soixantaine d’années, ne parle pas un mot d’anglais, et je ne parle pas un mot de japonais. Pourtant, soir après soir, nous avons développé une relation faite de signes, de sourires, de silences partagés. Il me sert toujours le même plat – je n’ai jamais su le commander différemment – mais chaque fois avec une attention renouvelée, comme si c’était la première fois. Ce qui se joue dans cette rencontre quotidienne n’est pas de l’ordre de la communication au sens habituel, mais d’un accord tacite, d’une reconnaissance mutuelle qui n’a pas besoin de s’expliciter pour être profonde.
Il y a quelque chose d’étonnant à se retrouver ici comme chez moi, comme si les Japonais étaient exilés de demain et avaient fait de cet exil, de cette honte, quelque chose qui faisait fonctionner les relations sociales, qui ajustait les effets indésirables du vivre ensemble. Ce n’est pas du tout que les Japonais sont trop lisibles, leurs expressions ne sont pas si naïves, et si l’on peut croire en analysant ces situations en occidental qui ne sait rien cacher, il faut bien comprendre qu’il y a là quelque chose d’autre, une autre manière de s’ajuster à l’autre, de vivre côte à côte, de tenir dans toutes ses singularités.
L’exil dont il est question ici n’est pas géographique mais existentiel : non pas être chassé de sa terre, mais habiter le monde en étranger, faire de cette étrangeté même une condition de la proximité. N’est-ce pas précisément cet art de l’exil qui rend possible une forme de communauté qui ne soit ni fusion ni séparation absolue, mais ajustement constant, attention aux interstices, aux espaces intermédiaires où la relation se tisse sans jamais se figer ?
Bien sûr le charme de Tokyo consiste sans doute aussi dans la beauté remarquable de la ville, ville postmoderne mille et une fois décrite, source d’un imaginaire cyberpunk, il n’y a pas lieu de revenir sur cela. Et l’absence d’espace fait que ce sont aussi des espaces qui s’ajustent, comme les êtres humains, chaque parcelle est importante, elle remplit son rôle, à côté d’autres espaces. Avec cette concentration humaine il serait tout simplement impossible de vivre comme un autre pays.
Sans doute est-ce cet ajustement et cet exil, puisque les Japonais semblent toujours surpris, qui fait que je m’ajuste et je m’exile. L’ajustement comme l’exil ne sont pas des identités mais les différences. Différences qui ne séparent pas mais qui relient, qui ne creusent pas des abîmes mais tracent des passages, qui ne marquent pas des frontières infranchissables mais dessinent des seuils à franchir. Tokyo m’enseigne ainsi, dans sa familière étrangeté, que l’identité n’est peut-être rien d’autre que cet art subtil d’habiter les différences, de se tenir dans cet intervalle fragile où le propre et l’étranger se touchent sans se confondre, où l’intimité et la distance se répondent sans s’annuler.
Ce qui se joue dans cette expérience japonaise, c’est peut-être finalement une autre modalité du rapport à soi et à l’autre : non plus la reconnaissance du même sous les différences apparentes, mais la découverte que c’est dans la différence même que se noue la possibilité d’une rencontre. Une rencontre qui ne cherche pas à réduire l’autre au même, à l’assimiler, à le comprendre dans les termes qui sont les nôtres, mais qui accepte l’opacité fondamentale de toute altérité et fait de cette opacité même le lieu d’un dialogue sans fin.