L’ajustement au Japon

Alors même qu’à la différence de beaucoup de membres de ma génération je n’ai jamais été fasciné par le Japon, ni par son cinéma, ni par son design, ni par ses dessins, ni par ses mangas, ce séjour dans ce pays m’affecte.

Comment expliquer cet étrange sentiment de reconnaître un endroit ? De quelle façon ne pas tombaer dans l’illusion de l’exotisme au moment où on est saisi par l’évidence de cette parenté ? Sentiment d’autant plus étrange qu’on ne méconnaît pas la part de conformisme, d’idéologie martiale et militaire, de misogynie, de sentiment de supériorité et d’isolement que la péninsule a portée jusqu’à présent. Ceci étant dit, pourtant, un sentiment qui nous étreint lorsque nous parcourons les rues de Tokyo seul et que la nuit s’avance laissant les passages de plus en plus vides, les piétons revenant chez eux, les magasins ferment, quelques lumières ici ou là qui plonge la ville dans le silence.

Dès que l’on parle de cette ville en risque fort de tomber dans la simplification et le cliché, fantasme du petit occidental. En effet, rien de plus étrange que le Japon pour un Européen : on ne fera pas ici la liste de tout ce qu’on ne comprend pas, les signes, tous les signes, vous échappe. Mais on pourra tenter de faire partager l’émotion, une émotion véritable et non l’amusement d’un observateur extérieur, lorsqu’on voit les Japonais réagirent, dire au revoir, nous saluer, continuer à nous parler japonais alors même que notre visage marque l’incompréhension la plus profonde. On pourrait ressentir dans les attitudes corporelles des Japonais une gêne, et peut-être est-ce bien cela, qui suggère cette partie de l’extériorité sociale. Au-delà de l’organisation qui permet de faire tenir 30 millions d’habitants ensemble, dans une ville propre, silencieuse, sécurisée puisque presque aucun vélo n’est attaché, au-delà de ce que l’on pourrait interpréter comme le régime d’une société de l’ordre avec tout ce que cette notion peut avoir de terrifiant, au-delà de la facilité semble-t-il à vivre dans cette ville, si on n’y met le prix puisque tout est cher, on perçoit quelque chose d’autre : non pas la culpabilité occidentale mais la honte, une honte qui transforme radicalement les relations entre les domaines privé et public.

Il serait sans doute trop long de détailler ici les données de ce renversement fondamental mais tout se passe comme si au-dehors c’était privé et chez soi c’était public. Ou plus exactement, prenons un exemple, on peut fumer dans les restaurants mais pas dans la rue. Ou encore, les relations entre les hommes et les femmes semblent policées dans l’espace public et intense dans l’espace privé. Ce n’est pas vraiment une inversion mais plutôt une réversion. Observons les maisons, combien elles sont refermées sur elle-même, un mur, une fenêtre aveugle, un paravent, on ne se sent pas dans ces maisons comme dans les maisons européennes.

Il y a quelque chose d’étonnant à se retrouver ici comme chez moi, comme si les Japonais étaient exilés demain et avaient fait de cet exil, de cette honte, quelque chose qui faisait fonctionner les relations sociales, qui ajustait les effets indésirables du vivre ensemble. Ce n’est pas du tout que les Japonais sont trop lisibles, leurs expressions ne sont pas si naives, et si l’on peut croire en analysant ces situations en occidental qui ne savent rien cacher, il faut bien comprendre qu’il y a là quelque chose d’autre, une autre manière de s’ajuster à l’autre, de vivre côte à côte, de tenir dans toutes ses singularités.

Bien sûr le charme de Tokyo consiste sans doute aussi dans la beauté remarquable de la vie, ville postmoderne 1000 et une fois décrites, source d’un imaginaire cyberpunk, il n’y a pas lieu de revenir sur cela. Et l’absence d’espace fait que ce sont aussi des espaces qui s’ajustent, comme les êtres humains, chaque parcelle est importante, elle remplit son rôle, à côté d’autres espaces. Avec cette concentration humaine il serait tout simplement impossible de vivre comme un autre pays. Sans doute est-ce cet ajustement et cet exil, puisque les Japonais semblent toujours surpris, qui fait que je m’ajuste et je m’exile. L’ajustement comme l’exil ne sont pas des identités mais les différences.