L’inexistence présente
Ce visage plutôt qu’un autre. La contingence de cette élection s’imposait à lui comme un fait brut, dépourvu d’explication rationnelle, résistant à toute analyse méthodique. Qu’est-ce qui l’émouvait dans cette présence qu’il connaissait à peine? L’énigme persistait, indéchiffrable, tandis que son regard parcourait les contours de cette physionomie qui, sans raison apparente, captait son attention avec une force singulière. S’agissait-il de la géométrie particulière de ces traits, de l’agencement spécifique des volumes, de la topographie singulière de cette face humaine parmi des millions d’autres? La forme des yeux, peut-être — ces orbes légèrement asymétriques où brillait une lueur qu’il n’avait jamais observée ailleurs; ou de la bouche — cette ligne mobile dont les inflexions dessinaient un langage silencieux qui semblait s’adresser à lui seul; le front dégagé — surface lisse comme une page où s’inscrivaient des pensées qu’il croyait deviner sans les comprendre; ou ses gestes — cette chorégraphie involontaire des mains, ces inclinations presque imperceptibles de la tête, cette manière particulière d’occuper l’espace.
Il ne le savait pas mais il y avait une évidence qu’il ne pouvait expliquer, une certitude immédiate qui s’imposait à sa conscience sans emprunter les voies habituelles du raisonnement, comme si quelque chose en lui reconnaissait ce qui, paradoxalement, lui était parfaitement inconnu. Cette reconnaissance sans mémoire préalable constituait le cœur même du mystère: comment identifier ce qu’on n’a jamais connu? Comment éprouver cette sensation vertigineuse de retrouvailles face à un visage jamais rencontré auparavant? La question demeurait suspendue dans sa conscience, vibrant comme une corde invisible dont la résonance troublait l’ordonnancement de ses pensées.
Pourquoi ce visage plutôt qu’un autre? L’interrogation revenait, insistante, soulignant l’arbitraire apparent de cette élection. La contingence de ce choix qui n’en était pas un — puisqu’aucune délibération, aucun examen comparatif n’avait précédé cette préférence inexplicable — le confrontait à la part d’involontaire, d’incontrôlable qui persistait dans son rapport au monde. Il n’avait pas décidé d’être touché par cette physionomie particulière; quelque chose s’était produit en lui sans son consentement, une réaction chimique intérieure dont il constatait les effets sans en maîtriser les causes.
Il flânait sur Internet et voyait tant d’images signes de ces présences — cette multitude de visages qui défilaient sur son écran, cette procession infinie de physionomies humaines réduites à leur représentation numérique, cette galerie sans fin de figures que l’algorithme lui proposait selon une logique opaque. Images-signes, en effet: ces visages n’étaient plus des présences réelles mais des signifiants flottants, des surfaces sans profondeur, des masques sans corps. Le flux ininterrompu des visages virtuels créait une sorte d’indifférence perceptive, comme si l’excès d’images neutralisait la possibilité même de l’attention véritable.
Mais il passait dessus, souvent, comme ne voyant rien — son regard glissait sur ces surfaces sans s’y arrêter, dans cette indifférence particulière que produit la saturation visuelle. Les visages se succédaient dans une continuité monotone, ne laissant aucune trace dans sa mémoire, s’effaçant les uns les autres dans un perpétuel présent sans épaisseur. Les yeux parcouraient ces images sans les voir vraiment, dans cette forme particulière de cécité qu’engendre le trop-plein visuel. Le flux des visages virtuels créait une sorte d’anesthésie perceptive, une indifférence née de l’excès, une amnésie instantanée où chaque image effaçait la précédente.
Il l’avait vu sans vraiment la connaître — cette rencontre visuelle s’était produite dans la distraction, dans cette forme d’attention flottante qui caractérise la navigation numérique. Le visage était apparu parmi d’autres, sans signalement particulier, sans mise en valeur spécifique, et pourtant quelque chose s’était produit dans cet instant, un accroc dans le tissu lisse de l’indifférence, une interruption dans la monotonie perceptive. Sans qu’il puisse identifier le moment précis où s’était opérée cette distinction, ce visage s’était détaché de la masse anonyme, avait acquis une singularité, était devenu un point fixe dans le flux indifférencié des images.
Est-ce qu’elle lui rappelait quelqu’un d’autre, l’amour passé d’une adolescence trop intense pour que quelque chose se construise? La question de la ressemblance surgissait comme une tentative d’explication rationnelle, un effort pour ramener l’inexplicable dans le domaine du compréhensible. L’hypothèse de la réminiscence, du souvenir inconscient, s’offrait comme une solution possible au mystère de cette élection involontaire. Peut-être ce visage actuel réactivait-il la trace mnésique d’un autre visage, enfoui dans les strates de sa mémoire affective, associé à cette période particulière où les émotions atteignent leur paroxysme d’intensité sans avoir encore trouvé leur forme d’expression adéquate.
Est-ce ce souvenir? La puissance de l’hypothèse rétrospective le séduisait momentanément, offrant une structure narrative à ce qui demeurait informe, une causalité linéaire à ce qui semblait surgir ex nihilo. Si ce visage actuel le touchait, c’était peut-être parce qu’il réactivait la trace d’un visage antérieur, inscrit dans sa mémoire affective et pourtant partiellement oublié. Dans cette perspective, la présence actuelle ne serait que l’écho d’une présence passée, la résurgence d’une émotion ancienne, le retour du même sous l’apparence de l’autre.
Ou étais-ce même avant l’adolescence, quelque chose de l’enfance lorsqu’il imaginait cette femme qu’il allait aimer — l’hypothèse rétrospective s’approfondit, remontant plus loin dans la chronologie subjective, vers cette période où l’imagination construit des figures idéales, des présences fantasmatiques qui orientent secrètement les élections affectives futures. Peut-être ce visage n’était-il que la matérialisation tardive d’une image mentale élaborée dans l’enfance, la réalisation différée d’un modèle intérieur conçu avant toute expérience amoureuse effective.
Elle n’avait pas de visage, elle n’appartenait à aucune catégorie — cette figure fantasmatique de l’enfance échappait aux déterminations concrètes, aux caractéristiques physiques précises. L’image mentale demeurait floue, indéterminée, comme une silhouette dont les contours n’auraient pas été fixés, une présence sans traits distinctifs, une forme pure d’altérité. Cette indétermination même constituait peut-être la condition de sa persistance: trop précise, l’image se serait épuisée dans sa particularité; maintenue dans le flou d’une esquisse, elle conservait sa puissance d’évocation, sa capacité à s’incarner ultérieurement dans des visages réels.
Il la savait seulement vibrante et vivante, défaillante — ces qualités essentielles transcendaient l’apparence physique, définissaient une présence par sa dynamique intérieure plutôt que par ses traits extérieurs. La vibration, la vitalité, la vulnérabilité même: ces attributs concernaient moins l’aspect visible que l’intensité invisible, moins la forme perceptible que la force imperceptible. Ce qu’il avait aimé dans cette figure sans visage, c’était une manière d’être plutôt qu’une manière d’apparaître, une intensité existentielle plutôt qu’une configuration physionomique.
Et dès ce jour, alors qu’elle n’était pas encore née, il l’avait aimé — l’antériorité paradoxale de cet amour par rapport à son objet même constituait le cœur du mystère. Comment aimer ce qui n’existe pas encore? Comment éprouver un sentiment pour une présence à venir? Cette inversion de la chronologie affective suggérait une structure temporelle complexe, non linéaire, où l’effet précède la cause, où la reconnaissance devance la connaissance, où la rencontre n’est que la confirmation d’une élection préalable. Ce visage qu’il découvrait aujourd’hui, il l’avait peut-être toujours déjà aimé, dans cette temporalité circulaire où le futur détermine le passé autant que le passé conditionne le futur.