Incident 3
Voici donc un troisième texte sur la question d’incident. À mesure que j’avance je comprends que cette réflexion sera interminable. Ceci est sans aucun doute lié aux origines même d’incident, à la méthodologie qui a présidé à sa création. Souvent lorsque des artistes se mettent ensemble et créent un mouvement, un collectif, un rassemblement, ils commencent par un manifeste, c’est-à-dire par un texte qui est une déclaration programmatique. Par un manifeste il s’agit de définir un programme, c’est-à-dire une manière de faire pour l’avenir. Souvent les manifeste réagissent alors du présent, c’est leur caractère critique et quelque peu négatif, puis ils disent ce qu’il faut faire, à quelles tâches ils veulent s’atteler. La formule du manifeste est du genre performatif et pour ainsi dire juridique. C’est un texte de droit.
L’écriture d’un manifeste est souvent le fait d’un théoricien, d’un critique d’art, d’un philosophe, bref d’une personne dont l’activité principale est l’écriture. Ceci définit déjà de façon structurelle la relation entre l’écriture de ce manifeste et son objet, sa visée, son champ référence. En effet l’art de l’écriture et l’art visuel ce n’est pas exactement la même chose. Il y a avec le manifeste quelque chose qui se manifeste, une certaine supériorité de la pensée discursive, fut-elle teintée d’un peu de poésie, sur ce que pensent les images. Avant les images il y a le texte. Dans les manifeste il y a quelque chose de la genèse biblique, le langage est premier. Il y a donc bien là quelque chose de l’autorité, d’une personne qui domine les autres et ce n’est pas le fait de hasard si la forme du manifeste est aussi une forme de la modernité politique qui fut celle des théories d’émancipation, des grands récits, des avenirs meilleurs. Ce type de structure historique ne fut possible que parce que il y avait une certaine relation entre l’élite et le peuple, entre minorité et la masse, bref parce qu’il y avait un certain biopouvoir que Foucault a analysé en son temps.
Ce qu’il y a d’étrange dans la genèse d’incident c’était que si l’élément théorique existait bel et bien, et de manière très forte puisque certains d’entre nous avait fait, étaient en train de faire un cursus en philosophie et que nous voulions que l’art coexiste avec la discursivité, cette coexistence pourtant n’était pas de l’ordre du manifeste, c’est-à-dire l’autorité de l’un sur l’autre, mais de l’égalité n’ont pas de fait mais de droit. Ceci voulait dire que nous envisagions le discours théorique comme aussi créatif que les images des arts visuels. Il y avait donc bien une teinte théorique dans l’incident que certains ont remarqué parce que le site était parsemé de textes sans doute inspirés par la philosophie française et européenne. Mais ces textes n’avaient pas fonction d’anticiper ce que les oeuvres devaient être et pour tout dire nous ne savions pas ce qu’elles allaient être, avec incident il n’y avait aucun programme. Cette absence d’anticipation de notre projet n’allait pas sans certaines difficultés, les commissaires, les médiateurs culturels avec un peu de difficulté à comprendre ce que nous faisions. Nous ne voulions pas réduire notre propos à des phrases simples, à des sentences programmatiques, à des slogans. Et nous ne le voulions pas parce que nous voulions pas une relation hiérarchique de la phrase sur l’image. Incident ne se laissait donc pas résumer, et pour le présenter nous pouvions ni dire que nous étions un collectif, ni même nous définir d’aucune façon. Il fallait plusieurs phrases, il fallait un enchaînement, un contexte et une discursivité, quelque chose d’un peu complexe. Ceci provoqua donc une difficulté à être reconnu, à être identifié, à savoir où nous étions. Cette incertitude ne posait aucun problème parce qu’elle était cohérente avec nos existences et avec la manière dont nous élaborions des travaux artistiques. Elle était plus problématique pour le monde de l’art, pour que certains puissent s’approprier notre projet.
Ce milieu aime parler à la place des artistes, amener à la parole des oeuvres, découvrir la pensée des expérimentations artistiques, organiser par le langage. Là encore on retrouve la hiérarchie entre le texte et l’image. Donc avec incident il n’y eut ni manifeste, ni reconnaissance, ni identification, il y eut simplement la rencontre d’individus qui travaillaient parfois séparément parfois ensemble, qui se répondaient par travaux interposés, et c’est sans doute pour cette raison structurelle qu’incident continu encore aujourd’hui. C’est parce que notre structure met à égalité le texte et l’image, sans que l’un soit la représentation de l’autre ou même son anticipation, que nous avons pu tenir en dehors d’un certain contexte, ou encore à sa marge. Et que pouvions nous demander de plus ou de mieux que d’être à la marge, sans être à l’extérieur, de ce système? Cette marge était donc une manière de tenir, de persister, et finalement de donner sa place la plus importante au travail lui-même, au travail de l’image, de l’installation et du réseau, d’une pensée qui n’était pas discursive mais bien imaginative. En mettant sur un pied d’égalité l’art et la pensée, on se permettait de déplacer l’imagination sur un plan transcendantal et de l’effacer de la représentation.
Ceci explique sans doute un certain malaise à capter ce qu.est incident, et pourtant il y a un contenu comme on dit, il y a du sens, mais ce sens n’est pas résumable à un programme. Et par programme il faut entendre bien sûr le programme politique mais aussi le programme informatique, avec des variables qui se déclarent, qui se manifestent, le code en la matière doit être commenté. Et pour notre part le programme lui-même était matière à création, non pas avant les images mais en même temps parce que se superposait toujours la pratique artistique et la partiqye discursive. L’intuition de départ qui était somme toute fondé sur nos vies, était que la théorie n’existait pas il y avait que des pratiques, qu’elles soient artistiques ou discursives, et que celles-ci correspondaient à deux manières d’enchaîner les fragments, à deux temporalités de travail de production et de travail de réception.