L’Imprévisible, l’égalitaire : Incident

Il m’arrive parfois, le regard plongé dans l’écran jusqu’à en oublier la matérialité qui me supporte, de m’interroger sur l’étrange temporalité qui nous traverse. Comment les œuvres naissent-elles dans ce flux incessant d’images et de mots ? Quelle autorité secrète préside à leur émergence ? Cette question m’habite particulièrement lorsque je pense à Incident, cette entité fuyante dont je tente, peut-être vainement, de saisir les contours. À mesure que j’avance dans cette réflexion, je pressens qu’elle sera interminable – et n’est-ce pas précisément dans cette infinitude même que réside l’essence d’Incident ?

L’histoire de l’art moderne nous a habitués à une certaine mécanique : lorsque des artistes se rassemblent pour former un mouvement, un collectif, ils commencent invariablement par un manifeste. Texte inaugural, déclaration programmatique qui délimite un territoire, le manifeste pose les jalons d’un avenir créatif en réaction à un présent jugé insatisfaisant. Son caractère performatif, presque juridique, instaure un ordre nouveau : il dit ce qu’il faut faire et comment le faire. N’y retrouve-t-on pas l’écho lointain de cette formule biblique, « Au commencement était le Verbe » ? Le manifeste est cette parole originelle qui précède les œuvres, qui les anticipe et, d’une certaine manière, les contient déjà en puissance.

Je me souviens de ces soirées passées à feuilleter les grands manifestes artistiques du XXe siècle – futuriste, surréaliste, situationniste – et à ressentir cette étrange sensation : celle d’une autorité qui s’exerce, d’une hiérarchie qui s’établit entre le texte et l’image, entre la pensée discursive et la création visuelle. Cette structure verticale n’est pas innocente : elle reproduit une certaine organisation du pouvoir que Foucault a minutieusement analysée, ce biopouvoir qui organise les corps et les âmes selon une logique d’efficacité et de contrôle. Le manifeste, dans sa forme même, n’est-il pas l’expression d’une relation particulière entre une élite pensante et la masse des praticiens, entre ceux qui conçoivent et ceux qui exécutent ?

L’étrangeté fondamentale d’Incident réside précisément dans son refus de cette verticalité, dans cette volonté de placer sur un même plan la théorie et la pratique, le discours et l’image. Ce n’est pas que l’élément théorique y soit absent – bien au contraire, plusieurs d’entre nous poursuivaient ou avaient achevé un cursus en philosophie, et nous portions en nous cette conviction que l’art devait coexister avec la discursivité. Mais cette coexistence ne relevait pas de l’ordre hiérarchique du manifeste ; elle s’inscrivait plutôt dans une égalité non pas factuelle mais principielle. Le discours théorique était envisagé comme un acte créatif à part entière, non comme l’anticipation ou la justification des œuvres visuelles.

Cette absence de programmatique a engendré des malentendus, des incompréhensions : comment situer un collectif qui refuse de se définir ? Comment présenter un projet qui échappe aux formules lapidaires, aux slogans percutants que le monde de l’art affectionne tant ? Les commissaires, les médiateurs culturels se heurtaient à cette résistance : Incident ne se laissait pas résumer, ne se laissait pas enfermer dans les catégories préexistantes. Il fallait pour le comprendre accepter une certaine complexité, un certain déploiement discursif qui contredisait l’impératif d’efficacité communicationnelle qui régit les institutions artistiques.

Cette incertitude identitaire n’était pourtant pas un problème à nos yeux : elle correspondait à nos existences mêmes, à notre manière d’élaborer des travaux artistiques. N’est-ce pas dans les zones floues, dans les espaces intermédiaires que naissent les formes les plus fécondes ? Cette indétermination devenait problématique uniquement pour ceux qui, dans le monde de l’art, cherchaient à s’approprier notre projet, à le faire entrer dans leurs grilles de lecture, à parler à notre place. Car le milieu de l’art aime précisément cela : amener à la parole des œuvres, découvrir la pensée qui sous-tend les expérimentations artistiques, organiser par le langage ce qui échappe à la conceptualisation directe. On retrouve là encore cette hiérarchie tacite entre le texte et l’image, cette prééminence accordée au discours sur la matière.

Avec Incident, il n’y eut donc ni manifeste inaugural, ni reconnaissance immédiate, ni identification claire : il y eut simplement la rencontre d’individus travaillant parfois séparément, parfois ensemble, se répondant par œuvres interposées dans un dialogue ininterrompu. Cette structure horizontale, qui refuse la subordination de l’image au texte ou du texte à l’image, explique sans doute la longévité du projet : n’étant pas attaché à un programme spécifique, à une époque particulière, Incident a pu persister en marge des tendances et des courants dominants, sans être pour autant complètement extérieur au système artistique.

Et que pouvions-nous demander de plus ou de mieux que cette position marginale ? N’est-ce pas dans les marges que s’écrivent les commentaires les plus percutants, que se dessinent les diagrammes les plus révélateurs ? Cette marginalité voulue nous permettait de donner toute sa place au travail lui-même – travail de l’image, de l’installation, du réseau – et à une pensée qui n’était pas purement discursive mais fondamentalement imaginative. En plaçant sur un pied d’égalité l’art et la théorie, nous opérions un déplacement crucial : l’imagination n’était plus cantonnée au domaine de la représentation, elle accédait au plan transcendantal, elle devenait une condition de possibilité de la pensée elle-même.

Cette configuration singulière explique sans doute le malaise que certains éprouvent lorsqu’ils tentent de saisir ce qu’est Incident. Car il y a bien un contenu, il y a bien du sens, mais ce sens n’est pas réductible à un programme – ni au sens politique, ni au sens informatique du terme. Pour comprendre un programme informatique, on se réfère aux commentaires qui expliquent le code ; avec Incident, le programme lui-même était matière à création, non pas antérieur aux images mais contemporain d’elles. Il s’agissait de deux pratiques parallèles – artistique et discursive – correspondant à deux manières d’enchaîner les fragments, à deux temporalités distinctes de production et de réception.

N’est-ce pas là que réside la véritable originalité d’Incident : dans ce refus de subordonner une pratique à l’autre, dans cette conviction que la théorie n’est pas un surplomb métaphysique mais une pratique parmi d’autres ? La théorie et l’art ne sont-ils pas deux modalités d’un même geste créateur, deux façons de configurer le sensible et l’intelligible dans des agencements toujours singuliers ?

Cette approche non hiérarchique porte en elle une dimension politique implicite : elle conteste les partages traditionnels entre ceux qui pensent et ceux qui font, entre l’intellect et la main, entre le concept et sa réalisation matérielle. Elle s’inscrit dans une longue tradition de remise en question des cloisonnements disciplinaires et des hiérarchies intellectuelles qui structurent le champ culturel. Mais – paradoxe fécond – cette dimension politique n’est jamais explicitement revendiquée sous forme de programme ou de manifeste ; elle se déploie dans les pratiques elles-mêmes, dans cette manière singulière de faire coexister le discursif et le visuel.

Dans un monde saturé de déclarations tonitruantes, de positionnements stratégiques et d’affiliations tactiques, cette posture discrète mais têtue d’Incident constitue peut-être sa force la plus précieuse : continuer à travailler aux marges, dans cet espace intermédiaire où les certitudes vacillent et où les identités se brouillent. Non pas pour cultiver une quelconque obscurité – celle-là même que tant de penseurs contemporains critiquent à juste titre – mais pour préserver cette zone d’indétermination créatrice où quelque chose peut encore advenir.

Ce que je perçois finalement, au terme provisoire de cette réflexion fragmentaire, c’est qu’Incident est moins un objet qu’il s’agirait de définir qu’un processus qu’il faut accompagner dans ses métamorphoses successives. La question n’est plus « qu’est-ce qu’Incident ? » mais plutôt « comment Incident opère-t-il ? » ou encore « qu’est-ce qu’Incident nous permet de penser que nous ne pourrions penser autrement ? ». Il ne s’agit plus de chercher une essence cachée derrière les apparences, mais de suivre les lignes de force, les intensités, les flux qui traversent les pratiques concrètes.

N’y a-t-il pas, dans cette approche processuelle, une fidélité profonde à l’esprit même du numérique, à cette fluidité des codes et des images qui caractérise notre époque ? Incident, par sa structure même, ne nous invite-t-il pas à habiter poétiquement ce monde des flux, à y trouver non pas des points fixes, des certitudes ancrées, mais des zones de turbulence fécondes, des tourbillons créateurs ?

Cette question reste ouverte, comme toutes celles qu’Incident suscite. Elle nous invite non pas à conclure, mais à poursuivre l’exploration, à maintenir vivante cette tension productive entre le dire et le montrer, entre le concept et la sensation, entre la discursivité et la visualité. Dans un monde qui exige des définitions claires et des positionnements sans ambiguïté, cette invitation à la complexité et à l’indétermination possède une valeur inestimable : elle préserve un espace où la pensée peut encore respirer.