The imaginary and imagination

L’omniprésence dans le champ médiatique et théorique des notions attachées au story telling ne se dément pas avec le temps. On analyse une situation par son narratif, c.-à-d. par la manière dont certaines personnes ont construit un récit, souvent à des fins idéologiques. Il s’agirait pour les déconstruire, d’en comprendre les ressorts et pour en sortir, de proposer un autre narratif, un autre récit, un autre imaginaire, une autre représentation.

À la différence de Marx, changer le monde consiste ici à modifier l’imaginaire.

La crise climatique et l’IA sont des domaines privilégiés de cette orientation. D’un côté, on propose que cette crise ait été causée par un certain type de récit faisant, au fil de l’histoire occidentale, de l’être humain, le maître et le possesseur de la nature (Descartes) et autorisant une exploitation sans limite de toute chose considérée comme une simple ressource à disposition (Aristote). Il s’agirait, une fois ce schème narratif détecté, d’en proposer un autre, par exemple en comprenant que nous sommes liés aux autres vivants dont nous devons prendre soin pour nous soigner nous mêmes sans une perspective homéostatique. Une fois ce narratif élaboré, il suffirait de le rendre suffisamment présent pour qu’il puisse renverser l’hégémonie du précédent et que son adoption transforme autant le monde que l’idéologie dont on souhaite se dégager.

Pour l’IA, on critique l’imaginaire transhumaniste de la Silicon Valley au titre d’une vision cataclysmique et inégalitaire (on remarquera que l’imaginaire qu’on déconstruit est le plus souvent représenté de façon caricaturale et détestable). En se reposant sur, par exemple les imaginaires de la SF, on propose un nouveau récit, plus égalitaire, plus utopique, plus à gauche, tout autant désirable. On cherche donc des imaginaires alternatifs au récit dominant pour le renverser.

Cette valorisation de l’imaginaire pose de sérieux problèmes, même si elle semble aller de soi pour de nombreux médias et théoricien.ne.s. D’une part, ce narratif est lui-même pris dans un métanarratif selon lequel le monde serait le produit d’images cognitives. Il suffirait de créer un récit, de le rendre hégémonique pour que les êtres humains le suivent comme des marionnettes. Mais on ne démontre jamais que ces représentations sont la cause ou le symptôme d’une certaine configuration du monde. On suppose que l’idée est antérieure à la réalité qu’elle détermine. D’autre part, l’hégémonisation, c.-à-d.. la manière dont un récit en remplace un autre qui est déjà en place, est rarement abordée. De sorte, qu’on pourrait avoir l’impression que la simple énonciation d’un autre narratif est suffisant pour changer le monde à la manière d’une parole divine, prophétique ou pastorale.

Pourquoi cette victoire du narratif ? Il me semble que confronté à des situations complexes et intriquées, ceci permet de se pourvoir d’une agentivité à bon compte et de croire qu’on peut facilement transformer le monde. Par ailleurs, ceci permet à des narrateurs de trouver une place, un rôle, une fonction : si tout est récit alors faire de la politique consiste à élaborer un récit. Remarquons que souvent ces narrateurs professionnels ont un imaginaire assez classique et trouve dans la situation un motif pour valider leurs prétendues capacités.

Enfin, j’aimerais proposer qu’il y ait un conflit entre la narration et la fiction, conflit que j’avais thématisé avec le motif de la FsN (fiction sans narration). La narration c’est le narrateur, c’est celui qui raconte, qui rapporte et incarne par sa voix ou son écriture en s’adressant à un public, et qui a autorité pour. La fiction c’est les faits rapportés, en tant que ceux-ci ne sont pas factuels, mais possibles. Or, il me semble qu’il y a eu toujours une distinction entre les deux. Ainsi, dans la littérature du XXe siècle le narrateur est souvent comme absent et la fiction semble se dérouler de façon anonyme. Dans la situation contemporaine qui est la nôtre, la crise climatique met aussi en crise le narrateur, en tant que possibilité d’un sujet à exprimer quelque chose puisque notre espèce pourrait disparaître jusqu’au dernier. Quant à l’IA, si elle est sans imaginaire (si ce n’est celui qu’on lui affecte comme le transhumanisme de la Silicon Valley), elle automatise l’imagination, c.-à-d.. la production d’images et plutôt que nous n’adressons narrativement une fiction, l’IA nous renvoie une fiction flottante et incertaine de nous-mêmes, comme un souvenir lointain et troublé de ce que nous avons été.

The omnipresence in the media and theoretical field of notions attached to storytelling remains undeniable over time. A situation is analyzed through its narrative, that is, by the way some people have constructed a story, often for ideological purposes. To deconstruct them, it is necessary to understand their mechanisms and, to break free from them, to propose another narrative, another story, another imaginary, another representation. Unlike Marx, changing the world here consists of altering the imaginary.

The climate crisis and AI are privileged domains of this orientation. On one hand, it is proposed that this crisis was caused by a certain type of narrative which, throughout Western history, has made humans the master and possessor of nature (Descartes) and allowed for limitless exploitation of anything considered a mere resource at disposal (Aristotle). Once this narrative scheme is identified, another one can be proposed, for example, understanding that we are connected to other living beings whom we must take care of in order to heal ourselves without a homeostatic perspective. Once this narrative is developed, it would suffice to make it sufficiently present so that it can overturn the hegemony of the previous one and its adoption can transform both the world and the ideology we wish to detach from.

For AI, the transhumanist imagination of Silicon Valley is criticized for its catastrophic and unequal vision (it is noted that the imagination we deconstruct is most often represented in a caricatural and detestable way). Relying on, for example, the imaginaries of science fiction, a new narrative is proposed, more egalitarian, more utopian, more leftist, just as desirable. Thus, alternative imaginaries to the dominant narrative are sought to overturn it.

This valorization of the imaginary poses serious problems, even if it seems self-evident to many media and theorists. On one hand, this narrative is itself caught in a meta-narrative according to which the world would be the product of cognitive images. It would suffice to create a narrative, make it hegemonic so that humans follow it like puppets. But it is never demonstrated that these representations are the cause or the symptom of a certain configuration of the world. It is assumed that the idea precedes the reality it determines. On the other hand, hegemonization, i.e., the manner in which one narrative replaces another already in place, is rarely addressed. So, one could get the impression that the mere utterance of another narrative is sufficient to change the world like a divine, prophetic, or pastoral word.

Why this victory of narrative? It seems to me that when faced with complex and intertwined situations, this allows one to assume agency cheaply and to believe that one can easily transform the world. Moreover, it allows narrators to find a place, a role, a function: if everything is narrative, then doing politics consists in elaborating a narrative. Note that often these professional narrators have a rather classic imagination and find in the situation a reason to validate their purported capabilities.

Finally, I would like to propose that there is a conflict between narration and fiction, a conflict that I had thematized with the motif of FsN (fiction without narration). Narration is the narrator, the one who tells, who reports, and embodies through his voice or his writing by addressing an audience, and who has the authority to do so. Fiction is the reported facts, as these are not factual, but possible. However, it seems to me that there has always been a distinction between the two. Thus, in the literature of the 20th century, the narrator is often as if absent, and fiction seems to unfold in an anonymous way. In our contemporary situation, the climate crisis also puts the narrator in crisis, as the possibility of a subject to express something since our species could disappear to the last. As for AI, if it is without imagination (if not the one attributed to it like the transhumanism of Silicon Valley), it automates imagination, i.e., the production of images, and rather than narratively addressing us a fiction, AI returns to us a floating and uncertain fiction of ourselves, like a distant and troubled memory of what we have been