On a vu une IA qui rêve – Lila Meghraoua- Usbek et rica
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A quoi rêvent les machines ? A quoi ressemblerait une ville libertaire et futuriste installée en Palestine en 2024 ? La réponse jusqu’au 14 juillet au Palais de Tokyo lors de l’exposition Alt+r, Alternative réalité.
Une intelligence artificielle qui imagine une Terre seconde, des acteurs qui incarnent littéralement les architectures d’une ville futuriste, Al-Qamar, les lauréats du programme Audi Talents (qui distingue chaque année des artistes émergents) ont interrogé l’avenir. « Les trois installations présentées au Palais de Tokyo sont des voyages prospectifs dans l’Histoire et les histoires qui façonnent notre époque, celles de nouvelles technologies, des discours sur l’art et d’un avenir affamé de science et de fiction politique ». Le commissaire de l’exposition Gaël Charbeau donne le ton quant à la nature des « réalités alternatives » – c’était la thématique de cette année – imaginées par les artistes. On a discuté avec deux d’entre eux, Marielle Chabal et Grégory Chatonsky.
Faire jouer une ville-monde futuriste à 12 acteurs
On commence au fond par le travail de Marielle Chabal, Al-Qamar. Marielle Chabal est écrivaine et plasticienne. Et on serait bien en mal de résumer son travail. Sur la base d’une fiction qu’elle a écrite, l’artiste est allée l’éprouver en Palestine en interrogeant des gens installés en Israël et en Palestine. « Je voulais parler du conflit israélo-palestinien, mais aussi des communautés qui se constituent sur un idéal avant de faire fausse route, parce qu’ils sont rattrapés par la réalité, une réalité qu’ils rejetaient, pourtant au départ ». Marielle Chabal a imaginé Al-Qamar, « la Cité de la Lune » qui prospère aux alentours de Jéricho en 2024. Une communauté libertaire en est à l’origine. Douze bâtiments avec des fonctions bien précises émergent de terre : on a par exemple « Amadeüs » qui est à la fois une boîte de nuit, une piscine, un lieu de rencontres sexuelles… et une morgue. Eros et Thanatos dans un même lieu. Ou « Mao » qui recèle un bowling, un centre d’insémination artificielle et une clinique de réassignation de genre. Dans un autre bâtiment, on ne fait que dormir. Il faut « sortir du cocon » capitaliste qui fait qu’on « accumule et collectionne ». A mort la propriété, vive le partage. Dans les faits, la communauté échoue. « C’était une manière pour moi de parler de la disneylandisation du monde ».
Les douze architectures se considèrent mal entre elles. Oui, c’est là le caractère étonnant du travail de Marielle Chabal. Pour représenter les bâtiments sous forme de maquettes, l’artiste a fait appel à des sculpteurs, mais elle a aussi demandé à 12 acteurs d’incarner chacun une « architecture » dans un court-métrage de 30 minutes, présenté dans l’exposition, à côté des maquettes. Et les architectures cassent du sucre sur le voisin : « Nous ne sommes rien d’autre qu’une ville vicieuse, avec des queers déviants ». Ambiance.
« Katarina », l’une des 12 architectures de la ville d’Al-Qamar de Marielle Chabal. Photo de Jean-Christophe Lett
A quoi rêvent les machines
Quand on entre dans l’espace consacré à Terre seconde, l’œuvre du plasticien Grégory Chatonsky, on a l’impression d’être dans un vivarium. L’artiste a conçu une flopée de réseaux récursifs de neurones (des IA, en gros) qui imaginent sons, images, textes, matières et voix, et par là, comme une seconde planète. C’est une large installation avec plusieurs machines, on a envie de dire, quasi vivantes. Un peu partout s’épanouissent des écrans dont émanent des fils les reliant à une unité centrale qui les nourrit en continu de données. Tel écran-machine a été infusé de millions d’images satellites. « J’ai toujours trouvé ça beau, les photographies satellite, raconte Grégory Chatonsky, c’est un peu comme des tableaux. Et ça parle de notre réalité terrestre. J’ai donc nourri un réseau de neurones artificiels d’images satellites (le principe du deep learning, ndlr) ». Le logiciel génère des images satellite de quelque chose qui ressemblerait à une planète, « peut-être la Terre, mais qui n’est pas une planète ».
La machine crée, alors ? se risque-t-on à glisser. Non, pas vraiment. « En fait, l’IA n’est pas capable d’intelligence, mais d’imagination. L’imagination, grossièrement, c’est la capacité de produire des images ». Et c’est incroyable, s’agite-t-il. « On est capable aujourd’hui d’automatiser la ressemblance, la représentation. C’est la première fois ! Et la représentation est au cœur de l’histoire de l’art. L’histoire de l’art, c’est l’histoire de nos représentations ».
« Rodin, il avait de l’empathie pour le marbre, il faut qu’on développe enfin une empathie avec ces objets avec lesquels on vit et on communique »
Au centre, on entend une voix métallique, qui est comme en introspection. Elle débite un rêve, absurde comme les rêves humains. « C’est une centrale qui rêve tout le temps et qui reste comme ça dans ce monologue intérieur ». L’artiste a récupéré la Dream Bank, une base de données de l’Université de Santa Clara qui regroupe 20 000 rêves écrits. On se surprend à penser que c’est beau ce qu’elle raconte, cette machine à rêves.
On pense alors à un autre inventeur de « machine à rêves » avec Brion Gysin, l’auteur William Burroughs. Le duo a imaginé une Dreammachine, qui était une espèce de cylindre qui tourne à travers duquel grâce à des fentes, la lumière passe et génère une fréquence particulière qui plongerait le cerveau de son utilisateur dans un état de détente profond, et lui procurerait aussi des visions. Mais on pense surtout à Gysin et Burroughs pour une autre pratique littéraire, celle du cut-up. Sur la base d’un texte original, l’auteur le découpe en fragments qui sont réarrangés de manière aléatoire pour produire un texte nouveau. Tout aussi beau.
Là-bas, derrière une vitre teintée, s’agite une imprimante 3D qui produit sur la base de ce que lui envoie la machine une sculpture par jour, qui vont remplir peu à peu les étagères encore vides de l’exposition. « J’ai nourri la machine de fichiers 3D que j’ai récupérés sur Internet. Il s’agit de formes, d’organismes vivants et fossiles. Les sculptures qu’elle génère, ce sont comme des synthèses de tous les organismes passés et présents ». Bon, ok, la machine imagine, mais elle est un outil. Non plus, « l’IA, c’est un médium », c’est un matériau, étaye l’artiste. « Rodin, il avait de l’empathie pour le marbre, il faut qu’on développe enfin une empathie avec ces objets avec lesquels on vit et on communique ».
A gauche, l’imprimante 3D, dans l’installation Terre seconde de Grégory Chatonsky. Photo de Jean-Christophe Lett
En tout cas, à considérer l’installation, on éprouve bien quelque chose. On est encore loin du syndrome de Stendhal, qui s’effondra en sortant de la basilique de Santa Croce, terrassé par sa beauté. « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber », écrivait-il dans ses Chroniques italiennes (1817).
Au fond de l’installation défilent sur un écran des paysages désertiques et désolés. « Ce n’est pas un film, ce n’est pas de la fiction là, en fait, c’est comme un économiseur d’écran d’un futur possible de la planète », commente Grégory Chatonsky. Et ce futur possible, il n’est pas très jojo. « On est entré depuis 30 ans dans une période d’extinction du vivant, à une vitesse hallucinante ». L’écran la reflète. « L’IA, c’est un miroir. Et elle reflète une certaine beauté du pessimisme, vous ne trouvez pas ? ». Si, si, la machine imagine beau, mais elle imagine bien triste.