Hantologie statistique de l’IA / Statistical hauntology of AI
L’hantologie est un concept formé par Jacques Derrida dans Spectres de Marx en 1993 auquel j’avais fait largement référence dans un travail académique en 1995 et dans une production artistique en 1999. Depuis lors je n’ai cessé de reprendre son fil conducteur. L’hantologie est une logique des spectres et de la hantise approchant ses objets par les affects ambivalents de conjuration et d’indistinction entre les principes ontologique d’absence et de présence. De nombreux auteurs, en particulier Mark Fisher, ont repris et retravaillés cette méthode.
L’hantologie semble être au cœur de la production visuelle de l’IA, ou réseaux récursifs de neurones. En effet, ceux-ci se nourrissent d’une grande quantité de médias préexistants, c’est-à-dire de mémoires inscrites sur des supports matériels. Suivant le fil dégagé par Bernard Stiegler à partir d’Heidegger, on peut estimer que toute technique est mnésique, au sens où elle est d’une façon ou d’une autre la trace matérielle d’une mémoire anthropique.
En effectuant un calcul statistique sur l’ensemble de ces données, l’IA produit un espace latent dans lequel, par exemple, chaque image ressemblante peut s’actualiser. Cet espace est latent parce que l’ensemble des relations y est probabiliste.
Le résultat ponctuel de cet espace peut être une image qui semble réaliste, mais qui n’est pas photoréaliste. Elle s’est nourrie de photos, mais elle n’est pas réaliste en tant qu’elle garde une empreinte de la lumière, d’une mémoire d’un événément physique. Elle semble réaliste, sans aucun recours à une idéation automatique, parce qu’elle garde la trace des images passées dont elle s’est nourrie. En ce sens la production visuelle de l’IA est spectrale : elle produit une différence, c’est-à-dire une image qui n’a jamais eu lieu, en ressemblant à des images déjà existantes et en ceci elle brise l’opposition entre la répétition et la différence, la reproduction et la nouveauté. Elle est une nouvelle image qui ressemble, qui garde l’atmosphère et les traces d’autres images.
Les images passées deviennent des spectres (et d’ailleurs comment ne pas remarquer l’esthétique spectrale des images de GAN, de l’upscaling de la Gare de la Ciotat ou des productions musicales de Juke Box) qui hantent les nouvelles productions visuelles comme si un arrière-plan historique était toujours présent. Mais cette présence n’est pas une citation, une découpe ou une reprise, elle est inductive. Elle ne répète pas de façon identique, mais en l’absence du média d’origine. Elle garde un “air de famille” avec ce que nous avons vu sans nous le remontrer. L’hantologie statistique est une mémoire de la mémoire, l’itération de la mémoire en tant que cette dernière ne revient pas de façonidentique à elle-même. Elle est un différé, une différance au sens derridien.
Le cadre conceptuel proposé par l’hantologie permet d’avoir une approche renouvelée de l’IA comme un phénomène profondément ancré dans la culture et dans la co-production du sens entre le technologique et l’humain. L’hantologie permet de déconstruire les oppositions implicites et impensées entre autonomie et hétéronomie, technique et vivant, répétition de l’identité (ce qu’on nomme en IA, les biais) et production d’une différence.
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Hauntology is a concept formed by Jacques Derrida in Specters of Marx in 1993, to which I made extensive reference in an academic work in 1995 and in an artistic production in 1999. Since then I have not ceased to take up its thread. Hauntology is a logic of specters and hauntings approaching its objects through the ambivalent affects of conjuration and indistinction between the ontological principles of absence and presence. Many authors, in particular Mark Fisher, have taken up and reworked this method.
Hauntology seems to be at the heart of the visual production of AI, or recursive neural networks. Indeed, these feed on a large quantity of pre-existing media, i.e. memories inscribed on material supports. Following the line drawn by Bernard Stiegler from Heidegger, we can consider that all technology is memetic, in the sense that it is in one way or another the material trace of an anthropic memory.
By performing a statistical calculation on the whole of these data, the AI produces a latent space in which, for example, each similar image can be actualized. This space is latent because the set of relations is probabilistic.
The point result of this space can be an image that looks realistic, but is not photorealistic. It is fed by photos, but it is not realistic as it keeps an imprint of the light, of a memory of a physical event. It seems realistic, without any recourse to an automatic ideation, because it keeps the trace of the past images from which it was nourished. In this sense the visual production of the AI is spectral: it produces a difference, that is to say an image that has never taken place, by resembling already existing images and in this it breaks the opposition between the repetition and the difference, the reproduction and the novelty. It is a new image that resembles, that keeps the atmosphere and the traces of other images.
Past images become specters (and besides, how can we not notice the spectral aesthetics of the images of GAN, of the upscaling of the Gare de la Ciotat or of the musical productions of Juke Box) which haunt the new visual productions as if a historical background was always present. But this presence is not a quotation, a cutting or a resumption, it is inductive. It does not repeat in an identical way, but in the absence of the media of origin. It keeps a “family resemblance” with what we have seen without showing it to us again. Statistical hauntology is a memory of memory, the iteration of memory insofar as the latter does not return in an identical way to itself. It is a deferred, a différance in the Derridean sense.
The conceptual framework proposed by hauntology allows for a renewed approach to AI as a phenomenon deeply rooted in culture and in the co-production of meaning between the technological and the human. Hauntology allows us to deconstruct the implicit and unthought oppositions between autonomy and heteronomy, technique and living, repetition of identity (what we call in AI, biases) and production of a difference.