Habitus

C’est encore la nuit et tout affleure. La ville dort, repliée sur elle-même comme une conscience au repos. Derrière la fenêtre close, je veille — ou peut-être est-ce la veille qui me traverse, qui fait de moi son instrument. Les contours des choses perdent leur netteté. Le temps lui-même se dissout, devient poreux. Dans cet intervalle suspendu entre nuit et aube, les défenses s’effondrent. Quelque chose s’ouvre.

Est-ce le passé qui revient? Sont-ce des souvenirs qui remontent à la surface? Est-ce cette mélancolie douce-amère qu’on nomme nostalgie? Non, c’est autre chose. Quelque chose de plus fondamental, de plus tenace, de plus insistant. Quelque chose qui n’a jamais vraiment cessé d’être là.

Des noms surgissent dans le silence. Je les prononce intérieurement, ces noms souvent féminins, mais pas exclusivement. Chaque nom convoque une présence, réveille un certain régime du corps. La respiration change imperceptiblement. Une chaleur diffuse se répand dans les membres. Une pesanteur aussi s’installe, comme si ces noms étaient lestés de toute la densité de l’expérience vécue.

Des amis perdus défilent dans cette procession silencieuse. Certains se sont simplement éloignés, emportés par le courant de leurs propres vies. D’autres ont disparu plus définitivement, happés par la mort. Des membres de la famille aussi, dont les visages s’estompent progressivement dans la mémoire collective. Et puis il y a ces noms qu’on a oubliés, ces présences dont on sait qu’elles ont existé mais dont les contours se sont effacés. On garde une place pour cet imprononçable, cette zone d’ombre, ce blanc dans la tapisserie des souvenirs.

Ce matin, dans cette presque-nuit où la conscience flotte entre différents états, l’enfant et l’adulte n’existent plus comme catégories distinctes. La chronologie se disloque. Le temps n’est plus cette flèche qui file inexorablement vers l’avant, mais un champ de forces où tout coexiste simultanément. L’enfant que j’étais à sept ans est aussi présent que l’adulte que je suis devenu. Le vieillard que je serai un jour m’observe déjà, avec une indulgence teintée d’ironie.

On se souvient de tout, mais pas du passé comme d’une réalité achevée, figée, morte. On se souvient plutôt de toutes ces traces qui continuent d’agir dans le présent, qui informent chaque geste, chaque pensée, chaque réaction. Le passé n’existe pas, pas vraiment, puisque le présent lui-même est insaisissable, toujours déjà en train de glisser vers sa propre dissolution. Il n’y a que ce flux continu, cette modulation permanente de l’expérience.

L’absence de distance temporelle n’est pas pour autant synonyme de proximité immédiate. Ce ne sont que des traces, des empreintes laissées dans la matière même de la conscience. Ce n’est pas un excès temporaire de mélancolie qui me fait percevoir ces choses ainsi. C’est plutôt le reste du temps qui est un oubli, une anesthésie nécessaire pour fonctionner dans le monde. Et ce qu’on oublie dans ces moments d’activité fébrile, ce n’est pas le passé comme entité abstraite, ce sont ces traces concrètes que d’autres traces, plus récentes, plus pressantes, viennent momentanément effacer. Le corps est un palimpseste vivant où les inscriptions se superposent sans jamais s’annuler complètement.

J’ai des choses à faire, des activités qui structurent chaque journée. Je suis toujours rattrapé par ce que j’ai à faire, par ces obligations grandes et petites qui constituent le tissu de l’existence sociale. Il s’agit bien sûr d’une finalité, d’un objectif à atteindre, d’un résultat à produire, mais plus concrètement, au niveau le plus immédiat de l’expérience, ce sont avant tout des mouvements de mon corps. Ces mouvements sont structurés selon des rythmes, des répétitions, des habitudes qui forment une chorégraphie quotidienne.

Le matin, mes doigts encore engourdis par le sommeil cherchent à tâtons la cafetière. Ils connaissent le chemin, pourraient l’accomplir dans l’obscurité totale. Il y a l’eau qui s’écoule, le café qui se prépare goutte à goutte, ce bruit répétitif, presque hypnotique, qui marque le début de chaque journée. Ce son est à la fois unique à cet instant précis et identique à lui-même de matin en matin, dans une répétition qui n’est jamais tout à fait la même.

Il y a ce blog que j’aimerais alimenter selon un cycle de vingt-quatre heures, comme une respiration, une pulsation régulière. J’aspire à cette production quotidienne, à cette discipline de l’écriture qui serait comme une ancre, quelque chose qui tient dans le flux chaotique des jours. Mes doigts pianotent sur le clavier, mes yeux parcourent l’écran à la recherche des mots justes. Cette rythmicité du corps qui le prend, qui l’investit, qui impose un cadre aux désirs et aux flux incessants de la pensée, c’est précisément ce qui maintient dans le silence toutes ces traces dont je parlais, tous ces noms, tous ces visages de personnes que j’ai rencontrées, que j’ai aimées, qui ont façonné qui je suis.

Une question surgit dans le silence du petit matin : se souvient-elle de moi ? Celle dont le nom vient d’affleurer à ma conscience, murmure-t-elle aussi parfois mon prénom, involontairement, comme on prononcerait une prière mille fois répétée dont on aurait oublié le sens originel ? Existe-t-il une symétrie de ces traces qui circulent de personne à personne, ou tout cela est-il condamné à rester enfermé dans un silence qu’on n’ose pas briser ?

Quel est mon silence ? Et quel est le sien ? Car peut-être que chaque corps, dans ces moments suspendus du matin ou du soir, quand l’heure n’est plus aux habitudes mécaniques, quand il n’a plus rien à faire ou qu’il n’a pas encore commencé à faire quelque chose, prononce cette prière silencieuse à ce qui semble avoir disparu mais qui rejaillit précisément lorsqu’on n’est pas distrait par le bruit du monde.

Rien ne passe, rien ne s’efface complètement. Ce qui arrive continue à agir bien après l’événement initial. Il ne s’agit pas d’une action à distance, comme dans certaines théories physiques controversées. Il ne s’agit pas non plus d’une simple chronologie de l’avant et de l’après, de la cause et de la conséquence. C’est plutôt une individuation continue, un processus permanent par lequel chaque être se constitue et se reconstitue sans cesse à partir de toutes les forces qui le traversent.

L’agitation constante du corps, cette activité frénétique qu’on nomme pompeusement profession, étude, loisir, est-elle au fond une forme de fuite ? Une manière d’échapper à ce qui pourrait devenir, sans ces distractions, un engorgement insupportable de la sensation, une surcharge émotionnelle ? Sommes-nous constamment en mouvement pour éviter de sentir trop intensément ces traces qui nous habitent ?

Représentons-nous une ville entière, une population humaine dense et diverse, à une heure précise — disons à cette heure grise entre nuit et jour. Dans le secret des lieux clos, des appartements, des chambres, des personnes prononcent des prénoms dans le silence de leur conscience. Si on pouvait les collecter, tous ces noms murmurés intérieurement, on obtiendrait une liste vertigineuse, une cartographie des affects et des souvenirs.

Se pourrait-il que dans cette vaste liste, deux prénoms se répondent ? Que la personne porteuse d’un prénom murmuré soit, au même instant, en train de murmurer le prénom de celle qui pense à elle ? Ce réseau invisible de pensées et de souvenirs est opaque, silencieux et pourtant sans secret. Il est fondamentalement dysymétrique, car cette dysymétrie n’est pas un défaut de communication qu’on pourrait corriger. Elle est constitutive de l’expérience humaine, de la manière dont nous habitons le temps.

Cette dysymétrie qui parcourt le réseau complexe des personnes qui se sont parfois aimées, qui se sont croisées, qui ont partagé un fragment d’existence, est précisément ce qu’un objet sensible — appelons-le œuvre d’art faute d’un meilleur terme — peut parfois porter comme témoignage. L’art ne résorbe pas cette dysymétrie, ne restaure pas une communication idéale, ne répare pas les fils cassés du temps. Il l’expose plutôt comme une condition fondamentale de notre être-au-monde.

Dire à l’anonyme, à celui ou celle dont on ne peut pas encore prononcer le nom, qui vient dans une galerie, un musée, qui navigue sur Internet, qui croise une œuvre dans l’espace public, que nous savons cela, lui et moi, sans nous connaître encore. Que cette condition d’être traversé par des traces, d’être habité par des présences absentes, est ce que nous partageons de plus intime malgré tout ce qui nous sépare. Que c’est peut-être là, dans cette communauté paradoxale des êtres séparés, que réside notre humanité la plus profonde.

Dans le silence qui précède l’aube, je ferme les yeux. Les noms continuent d’affleurer. Les visages se superposent. Les temps se télescopent. Dehors, la ville s’éveille progressivement. Bientôt, les habitudes du corps reprendront leurs droits. Les activités structurées chasseront ces fantômes bienveillants. Mais ils reviendront, comme ils reviennent toujours, dans cet interstice fragile entre jour et nuit, entre activité et repos, entre oubli et mémoire.