Guérison et traumatisme
On m’interroge parfois sur le caractère pessimiste de mon travail artistique et sur la régularité, pour ne pas dire sur l’obsession, de ma production sur le thème de l’extinction de l’espèce humaine. On me reproche alors de manière plus ou moins explicite le caractère dystopique de ma démarche m’accusant par là même de ne proposer aucune solution et en envisageant le pire, de le provoquer.
Si cette responsabilité de l’artiste semble pour le moins surévaluer sa fonction réelle, c’est sans doute qu’il faut savoir y entendre un exemple particulier d’un cas plus général qui est celui de l’être humain capable grâce à sa seule volonté et à sa seule action de construire son destin et le monde. Il faut bien comprendre que l’artiste est un cas exemplaire de ce caractère volontariste parce qu’au cours de l’histoire son image s’est créée parallèlement à celle de la subjectivité occidentale.
Alors, pourquoi choisir le pessimisme plutôt que l’optimisme, la dépression plutôt que l’action ? Il faut sans doute commencer par remettre en question l’opposition entre les deux qui est la construction d’une apparence. Mais avant cela, on peut signaler que s’il est difficile de définir l’art de façon homogène, il est possible d’en avancer une définition minimale en tant que pratique remettant en cause l’instrumentalité et la causalité. Ainsi si l’art ne sert à rien ce n’est pas le fait du hasard, c’est sa fonction propre. Et s’il ne sert à rien, il n’est pas la vacuité d’un néant, mais bien plutôt il est l’élément qui permet de révéler la vacuité de tous les usages, leur caractère construit, obsolète et temporaire.
« Au nom de la vie affective contre les ravages de la civilisation industrielle. Imputer aux moyens de production de l’industrie une action pernicieuse sur les affects, c’est, sous prétexte de dénoncer son emprise démoralisante, lui reconnaître une puissance morale considérable. D’où lui vient cette puissance ? Du seul fait que l’acte même de fabriquer des objets remet en question sa finalité propre : en quoi donc l’usage des objets ustensilaires diffère-t-il de l’usage de ceux que produit l’art, “inutiles” à la subsistance. Nul ne songerait à confondre un ustensile avec un simulacre. À moins que ce ne soit qu’en tant que simulacre qu’un objet en est un d’usage nécessaire. » (Klossowski, P. Monnaie vivante)
Ces usages sont tout aussi bien ceux du régime néolibéral que de la critique qu’on pourrait lui adresser, car il est frappant de voir la ressemblance entre les deux pour ce qui concerne l’instrumentalisation de l’art qui devrait illustrer (être la représentation de) l’un ou l’autre. L’art ne sert à rien, mais il le sait et il le fait savoir. Par là même cette intention de néant est un mode de connaissance. Or si on pense de façon binaire entre le négatif et le positif, si par ailleurs on exige de la production artistique de proposer des solutions, des utopies, des futurs désirables, on répète sans le savoir un présupposé instrumental et ainsi on soumet la création artistique à un ordre et à une logique qui ne sont pas les siennes.
On connaît bien cette histoire par rapport à la technique et à la matière dans sa relation hylémorphique avec la forme. Cette histoire est histoire de l’art classique : l’artiste comme maître des objets détraqués. Mais sans doute faut-il étendre cette suspension de l’usage aux affects et à ce qui en train d’advenir de notre monde dans le cadre de l’anthropocène ou de la capitalocène.
Suspendre l’usage en général c’est aussi suspendre la croyance en une éternité de l’espèce humaine. Cette suspension de la théologie de l’espèce selon laquelle elle serait le fruit d’une entité immatérielle et recevrait par là même la vie éternelle. On étend ainsi le sentiment de finitude individuelle, c’est-à-dire le fait que chacun d’entre nous doit accepter et négocier avec sa propre mort et celle des autres, à l’espèce en son entier. On comprendra donc la maturité dont il faut faire preuve non seulement pour accepter sa mort, mais la disparition pure et simple de notre espèce qui n’est pas seulement quelque chose qui peut arriver, mais quelque chose qui va arriver suivant l’échelle de temps que l’on adopte. Les espèces ne sont pas éternelles et le vivant n’est qu’un cas comme le pensait Nietzsche, très particulier de la mort.
Par là, on peut dépasser la fausse opposition entre optimisme et pessimisme, comme deux façons de concevoir la causalité dans sa relation avec notre intentionnalité. Si l’optimisme croit que ce qui arrive est le fruit de sa volonté, le pessimiste pour sa part accueille ce qui arrive. Comme le pensait Spinoza le bon ou le mauvais ne sont pas des attributs des objets en eux-mêmes, mais le produit de nos désirs par rapport à ces objets, des relations. Il en va de même avec l’optimisme et le pessimisme qui ne sont pas la description d’un monde à venir, utopique ou dystopique, mais la description d’une relation. On accorde au pessimisme des pouvoirs quasiment magiques de réaliser matériellement ce qu’il énonce. Il faut soustraire au pessimisme toute négativité comme on soustrait à la question du néant toute vacuité et tout manque.
Il en va aussi d’une certaine conception de l’art, car sans doute faut-il choisir entre la guérison et l’irréparable. De plus en plus souvent, on demande, on exige de l’art d’être utile et de servir à sauver l’humanité en proposant des solutions, fussent-elles utopiques, ouvrant du moins des nouvelles perspectives. À rendre donc le futur désirable par l’innovation et l’activisme. Mais en accordant un tel pouvoir à l’œuvre d’art, on lui enlève toute capacité d’action du fait de cette surenchère. Il faut répondre à cette exigence d’usage de l’œuvre d’art par une suspension de l’usage qui est aussi une mise à blanc du monde : le possible. L’extinction est un autre nom de l’athéisme radical et de la contingence absolue de la nature. En appliquant la finitude individuelle à la disparition de l’espèce, elle suspend la possibilité d’un témoignage post mortem. C’est ainsi qu’en pensant le monde sans nous, elle le pose hors de son intentionnalité, hors d’un usage du monde qui produit des effets néfastes dans sa consistance propre. Cette désubjectivation que nous ressentons tous lorsque nous pensons l’impossible de notre propre mort peut avoir un usage non instrumental dans le cadre de l’anthropocène et être paradoxalement beaucoup plus utile que les approches dites pragmatiques et/ou utilitaires.
Donc à la question de savoir pourquoi je suis pessimiste, j’aimerais répondre que je me positionne au-delà ou en deçà de tout positif et négatif et de toute intentionnalité. L’œuvre d’art n’a pas pour objectif de nous guérir ou de nous soigner, de trouver une solution, mais de rendre encore plus sensible la blessure d’un traumatisme qui est le monde en soi. Il y a dans l’œuvre d’art une blessure et une souffrance, une peine antérieure même à notre histoire individuelle qui est celle de la matière dont nous sommes faits, nous vivants, et qui fut morte. Cette naissance à partir de l’inanimé trouve un écho dans une désinstrumentalisation généralisée.