Glissement
Elle rentrait chez elle. L’allée était glissante. La neige avait un peu fondu et le froid avait saisi la nuit. Un pas. Encore un. Entre chaque pas, le silence. Entre chaque silence, la peur de tomber.
La glace sous les pieds. Mince couche translucide. On voit en dessous le noir de l’asphalte. On ne voit pas à travers la nuit.
Elle fait attention. Elle ne pense qu’à cela. Avancer. Ne pas glisser. Un pied après l’autre. La pensée réduite à ce mouvement minimal. Penser ici ne veut rien dire d’autre qu’avancer sans tomber.
L’appartement est là-bas. On ne le voit pas encore. On sait qu’il existe. On sait qu’il attend. Vide. La chaleur aussi attend. Chaleur sans personne. Elle existe pourtant, cette chaleur. Elle n’a besoin de personne pour être là.
Les traces dans la neige derrière elle s’effacent déjà. Personne ne saura qu’elle est passée par là.
De l’autre côté, ils sont restés. De l’autre côté du temps. De l’autre côté des mots dits et non dits. C’est toujours comme ça. Il y a toujours cet autre côté dont on ne revient pas.
Les hommes. On ne peut pas les nommer. Ils n’ont pas de nom parce qu’ils n’ont pas existé complètement. Ils ont été là, puis ils n’ont plus été là. C’est tout ce qu’on peut en dire.
Des relations. Inabouties. Ce mot est trop précis. Trop définitif. Comme si on savait ce qu’est une relation aboutie. On ne le sait pas. On ne l’a jamais su.
Des non-dits. Beaucoup de non-dits. Peut-être uniquement des non-dits. Les mots dits ne comptent pas. Ils s’effacent. Comme les pas dans la neige.
Des histoires qui n’en étaient pas. Comment peut-on nommer une histoire qui n’existe pas ? Qui n’a pas commencé ? Qui n’a pas fini ? C’est un autre nom qu’il faudrait. Un nom qui n’existe pas encore.
Elle s’arrête un instant. Le froid entre dans ses poumons. La buée sort de sa bouche. Entre l’air qui entre et l’air qui sort, il y a elle. C’est tout ce qu’elle est à cet instant. Un passage pour l’air froid qui devient tiède.
La responsabilité. Ce mot tourne dans sa tête. Responsable. De quoi ? D’avoir été là quand rien ne se passait ? D’avoir attendu que quelque chose se passe ? D’avoir su que rien ne se passerait jamais ?
Elle reprend sa marche. Glisse légèrement. Se rattrape. Continue.
Qu’avait-elle fait ? Rien. Tout. Ces deux réponses sont exactes. Ces deux réponses sont fausses. La vérité est ailleurs. Pas dans les actions. Pas dans les mots. Peut-être dans les silences entre les mots. Dans les espaces vides entre les gestes.
Accuser. Elle ne peut pas les accuser. Eux non plus ne peuvent pas l’accuser. Il n’y a pas de tribunal pour juger ce qui n’a pas eu lieu. Pour juger ce qui n’a pas été vécu. Pour juger les possibilités qui sont restées des possibilités.
Ils l’ont quittée. Non. On ne peut pas quitter un lieu où l’on n’a jamais habité vraiment. Ils sont partis, c’est différent. Ils étaient déjà ailleurs même quand ils étaient là.
Les raisons. Elle cherche des raisons. Il n’y en a pas. Ou plutôt, il y en a trop. Tellement qu’elles s’annulent. Tellement qu’elles deviennent indistinctes. Comme les flocons de neige qui tombent maintenant. Chacun différent. Tous semblables.
Indistinct. C’est le mot exact. Rien n’a jamais été distinct dans ces relations. Tout est resté flou. Impalpable. Comme la brume qui sort de sa bouche et se dissipe aussitôt.
Les défauts. Les siens. Les leurs. Cataloguer des défauts ne sert à rien. Les qualités non plus. Ce n’est pas une question de traits de caractère. C’est autre chose. Quelque chose qui échappe aux mots.
Elle regarde le ciel un instant. Noir. Quelques étoiles. Lointaines. Indifférentes. Elles brillent pour personne. Elles brillent quand même.
Correspondre. Attendre. Ces mots aussi tournent dans sa tête pendant qu’elle avance. Qu’est-ce que correspondre ? Qu’est-ce qu’attendre ? Peut-être n’a-t-elle jamais vraiment attendu. Peut-être a-t-elle toujours trop attendu.
Être transportée. Se sentir saisie. S’abandonner. Ces mots lui sont venus un jour. D’où ? D’un livre peut-être. D’un film. Des mots des autres. Pas les siens. Elle les a adoptés comme on adopte une langue étrangère. Sans jamais la parler vraiment.
Elle le sait maintenant. Elle ne sera jamais transportée. Jamais saisie. Jamais abandonnée à autre chose qu’à cette marche prudente sur la glace.
Jamais elle ne le vivra. Cette certitude est en elle comme la glace sous ses pieds. Dure. Froide. Transparente.
Un homme passe à côté d’elle. Il la frôle. Ne s’excuse pas. Continue sa route. Existe-t-il vraiment, cet homme ? Ou n’est-il qu’une silhouette dans la nuit ? Un autre non-dit qui passe.
Que reste-t-il ? Cette question arrive maintenant. Elle n’était pas prévue. Les questions ne sont jamais prévues. Elles surgissent entre les pas sur la glace. Entre les souffles dans l’air froid.
Des projets. Peut-être. Lesquels ? Elle ne s’en souvient plus. Elle devait en avoir. Tout le monde en a. Des projets sont nécessaires pour avancer. Comme des excuses.
Des voyages. Elle en a fait. Elle en fera encore. Ailleurs est toujours mieux qu’ici. Jusqu’à ce qu’on y soit. Alors ailleurs devient ici. Et on cherche un nouvel ailleurs.
Des amis. Ce mot sonne faux. Trop plein. Trop vide en même temps. Les amis sont comme les hommes. Ils sont là puis ils ne sont plus là. Ils existent puis ils n’existent plus. On ne sait pas pourquoi.
Pourquoi avance-t-elle sur cette rue glacée ? Il n’y a pas de réponse à cette question. Elle avance parce qu’elle doit rentrer. Elle doit rentrer parce qu’elle est sortie. Elle est sortie parce qu’elle ne pouvait pas rester. Elle ne pouvait pas rester parce qu’elle devait sortir. Le cercle est parfait.
Une fois arrivée, que fera-t-elle ? Elle enlèvera son manteau. Ses bottes humides. Elle allumera une lampe. Peut-être. Ou peut-être restera-t-elle dans le noir. Le noir est plus honnête parfois.
Elle fera chauffer de l’eau. Pour un thé. Pour le bruit de l’eau qui bout. Pour le geste de verser. Pour tenir quelque chose de chaud entre ses mains. Pas pour le goût. Le goût n’a pas d’importance.
Elle ne se pose pas ces questions maintenant. Ces questions se posent en elle. C’est différent. Elle n’est que le lieu où ces questions apparaissent. Comme la rue est le lieu où ses pas apparaissent.
Plus tard. Dans son sommeil. Ces questions reviendront. Transformées. Déguisées. Sous forme de rêves qu’elle ne comprendra pas. Qu’elle ne voudra pas comprendre.
Une fois réveillée, elle oubliera. Comme on oublie toujours. C’est nécessaire d’oublier. Pour pouvoir recommencer à marcher sur la glace. Pour pouvoir continuer à ne pas glisser.
Une lumière s’allume dans un immeuble. Quelqu’un est là. Quelqu’un d’autre. Qui a peut-être les mêmes questions. Qui a peut-être les mêmes non-réponses.
Elle arrive maintenant devant son immeuble. Les marches sont plus dangereuses que la rue. Plus raides. Plus glacées. Elle les monte lentement. Une par une. Comme les jours qui passent.
La clé dans la serrure. Le bruit familier. La porte qui s’ouvre. L’obscurité qui l’attend. La chaleur promise.
Elle entre. Referme derrière elle. Le bruit de la serrure encore. Définitif cette fois.
Elle est arrivée. Nulle part. Elle est revenue. De nulle part.
Dehors, la neige continue de tomber. Indifférente.