Gagner sa vie et donner son existence
Ils avaient, comme on dit, gagnés leurs vies, de cette terrible et intraduisible formule française signifiant que la vie est un cadeau, un surcroît. Celui-ci est gagné en échange de sa force de travail qui permet d’avoir de l’argent comme valeur d’échange générale et neutralisante pour cette chose si singulière qu’est une vie. Cette expropriation de la vie consiste en ce que celle-ci n’est plus à la personne la supportant, elle est à celui auquel on vend son travail. Le propriétaire des outils est aussi propriétaire de toutes les vies de ses employés. L’emploi n’est pas le travail, il est une invention de l’industrialisation qui en offrant la sécurité offre aussi la plus grande précarité : chaque mois ceci peut être la fin, en perdant son travail on perd sa vie, sa famille, sa maison, etc. On peut être exclu de l’emploi ce qui lie de façon très forte la force de travail et la possibilité même de la vie. Il ne s’agit pas de gagner son existence (le sens de sa vie), mais la vie en son sens le plus général et indéterminé, la vie en tant qu’organique et matériel. La vie on ne l’a pas, on doit la gagner. Le chômeur n’a pas de vie, il ne lui reste plus que l’existence, que le sens donc, mais sans ce à quoi cela doit donner un sens, la vie, il lui reste donc un trou béant, l’angoisse du sens sans objet.
Gagner sa vie est donc structurellement attaché à l’emploi et à l’industrialisation créant un lien de dépendance au rythme mensuel et donc rapide entre le propriétaire et le travailleur.
À présent, dans le monde postindustriel, nous donnons nos existences aux propriétaires des machines mémorielles (les serveurs). Nous déposons sur Facebook nos souvenirs sous forme de texte et d’image. Nous les y laissons définitivement parce qu’effacés, ces souvenirs sont archivés et simplement non-affichés. Nous donnons nos existences pour échanger une valeur communicationnelle et expressive avec d’autres êtres humains. L’argent comme valeur zéro est remplacé par la transaction relationnelle. Ce qui s’échange c’est la communication expressive : j’ai vécu ceci, je veux cela, je me sens ainsi aujourd’hui, et je ne peux le garder en moi, je dois l’expulser (comme la vie était expulsée hors de moi dans le monde de l’emploi). Ce que j’expulse ce n’est pas la vie matérielle, c’est l’existence du sens.
Ils gagnaient leurs vies, nous donnons nos existences. La tragédie a changé de camp.
Cette formule française, “gagner sa vie”, contient en elle-même toute une ontologie implicite : la vie n’est pas donnée, elle est à conquérir, elle est toujours conditionnelle, suspendue à un effort constant. Étrange renversement où ce qui devrait être le plus immédiat, le plus intime – notre propre vitalité – devient l’objet d’une transaction, d’une négociation, d’un échange permanent. La vie se transforme en ce paradoxe : elle est à la fois ce que nous possédons de plus propre et ce qui nous est continuellement exproprié. Comment comprendre cette double contrainte qui traverse l’expérience moderne du travail et s’étend aujourd’hui à celle des flux numériques ?
L’industrialisation, en instaurant le régime de l’emploi, a créé cette relation particulière entre l’individu et sa propre vie : celle-ci devient monnaie d’échange, valeur quantifiable, temps abstrait. Le propriétaire des moyens de production ne se contente pas de posséder des outils, des machines, des bâtiments : il devient, par extension, le propriétaire temporaire des existences qui s’y déploient. Le corps du travailleur, son attention, son énergie, ses capacités ne lui appartiennent plus pendant ces heures qu’il vend. La vie est séquencée, parcellisée, aliénée en fragments chronométrés. Ce n’est pas simplement l’activité qui est achetée, mais bien la présence vitale elle-même, cette capacité d’être-là, disponible, attentif, engagé.
Cette expropriation porte en elle un risque permanent : celui de l’exclusion. Car si la vie doit être gagnée, elle peut aussi être perdue. Le chômage n’est pas simplement l’absence d’activité ou de revenu : il est, dans la logique profonde du système, une suspension de la vie elle-même, ou du moins de sa légitimité sociale. Subtile cruauté d’un ordre qui, tout en expropriant la vie, fait du travail la condition même de son accès. Double bind où l’on nous prend ce que nous avons pour nous le restituer sous forme de salaire, où l’on nous dépossède de notre temps pour nous accorder le droit d’exister.
Et ce chômeur, exclu de l’emploi, se retrouve dans cette situation paradoxale si justement décrite : il lui reste l’existence – cette capacité de donner du sens, de projeter, d’interpréter, de ressentir – mais sans l’objet auquel elle pourrait s’appliquer. Il expérimente cette angoisse particulière : un surplus de sens qui tourne à vide, qui ne trouve plus à s’ancrer dans les rythmes socialement validés de la productivité. Conscience sans objet, pure négativité qui ne peut se matérialiser dans aucune œuvre reconnue. Vertige de l’être sans l’avoir.
Le flux temporel de l’industrialisation s’organise autour de cette cadence mensuelle qui crée une forme particulière de précarité : chaque fin de mois peut être une fin de tout. Cette périodicité n’est pas anodine : elle installe un horizon d’anticipation anxieuse, une projection perpétuelle vers cet instant critique où tout peut basculer. L’emploi se donne ainsi comme cette étrange combinaison de stabilité et d’incertitude : suffisamment stable pour créer une dépendance, suffisamment précaire pour maintenir une peur. Entre ces deux pôles se joue la sujétion de l’individu moderne au système productif.
Mais voici qu’un déplacement s’opère : de l’ère industrielle à l’ère numérique, de l’usine au serveur, du propriétaire des outils au propriétaire des mémoires. Ce n’est plus seulement notre force vitale qui est expropriée, mais notre intériorité elle-même, nos souvenirs, nos affects, nos relations. Les plateformes numériques ne se contentent pas de stocker des informations : elles deviennent les dépositaires de nos existences. Facebook, Instagram, Twitter ne sont pas de simples outils de communication : ils constituent les archives vivantes de nos vies psychiques, affectives, relationnelles.
Ce déplacement s’accompagne d’une transformation fondamentale dans la nature de l’échange : ce n’est plus l’argent qui sert de médiation, mais la transaction relationnelle elle-même. La communication devient à la fois le moyen et la fin, le processus et le produit. Nous déposons nos vécus, nos désirs, nos humeurs non plus contre un salaire, mais contre une forme de reconnaissance immédiate, de visibilité, de connexion. L’échange ne passe plus par l’abstraction monétaire, il s’effectue directement dans la monnaie affective de l’attention, du like, du partage.
Cette nouvelle économie des flux existentiels opère un renversement subtil : là où l’ère industrielle nous prenait notre vie en nous laissant la possibilité du sens (on pouvait encore interpréter, résister, critiquer), l’ère numérique nous prend notre existence en nous laissant la vie nue. L’expulsion n’est plus celle de l’énergie vitale, mais celle du sens lui-même. Nous extériorisons continuellement ce qui fait la trame de notre intériorité : impressions, souvenirs, sensations, réflexions. Ce mouvement d’extériorisation n’est pas simplement un partage : il est un dessaisissement.
Car ces données que nous déposons sur les serveurs ne nous appartiennent plus vraiment. Même “effacées”, elles persistent dans les archives, dans les sauvegardes, dans les traces numériques qui s’accumulent et prolifèrent au-delà de notre contrôle. L’effacement n’est qu’une illusion d’interface : ce qui a été donné ne peut être repris. Notre existence numérisée acquiert cette étrange persistance qui échappe à notre vouloir, cette autonomie inquiétante des données qui continuent de circuler, d’être traitées, analysées, vendues sans que nous puissions en suivre les trajectoires.
Cette dépossession opère sur un mode paradoxal : elle semble volontaire, désirée, librement consentie. Nous ne sommes pas contraints de publier, de partager, d’exposer – du moins pas explicitement. C’est précisément cette apparence de liberté qui constitue le cœur du nouveau dispositif de capture : nous donnons spontanément ce qui, autrefois, devait être arraché de force. La contrainte s’est intériorisée, transformée en désir, en besoin impérieux d’expression, de connexion, de visibilité.
Le “je ne peux le garder en moi, je dois l’expulser” révèle cette nouvelle nécessité qui s’impose à nous : l’expérience n’est plus vécue pour elle-même, mais pour être communiquée. L’évènement n’est plus sa propre fin, mais le prétexte à une mise en récit, en image, en signe qui sera partagé, diffusé, valorisé sur les réseaux. Le vécu devient le matériau brut d’une production sémiotique constante qui alimente les flux numériques. Nous sommes devenus les producteurs bénévoles du contenu qui fait la valeur des plateformes.
Cette nouvelle condition introduit une fracture intime : nous vivons simultanément dans notre corps, dans le temps organique de nos sensations, et dans l’espace virtuel de nos extensions numériques. Cette dualité n’est pas une simple juxtaposition : elle transforme notre rapport à l’expérience elle-même. Le présent est vécu à travers le filtre de sa future médiatisation, le moment est capturé dans la perspective de son partage. L’existence se dédouble entre son immédiateté sensible et sa projection dans les flux numériques qui la déforment, la reconfigurent, la redistribuent selon des logiques qui nous échappent.
Les propriétaires des “machines mémorielles” occupent ainsi une position inédite dans l’histoire : ils ne possèdent pas simplement nos corps ou notre temps, mais l’étoffe même de nos existences, la trame narrative et affective de nos vies. Leur pouvoir ne s’exerce plus principalement sur notre capacité de production matérielle, mais sur notre production existentielle elle-même. Ils ne nous exploitent plus seulement comme force de travail, mais comme force de vie, comme puissance de création de sens, d’affects, de relations.
“Ils gagnaient leurs vies, nous donnons nos existences.” Cette formule lapidaire condense toute la métamorphose anthropologique que nous traversons. La tragédie a effectivement changé de camp, ou plutôt de nature : ce n’est plus la vie organique qui est l’enjeu de l’exploitation, mais l’existence comme production de sens. Ce déplacement ne signifie pas que l’exploitation précédente a disparu – loin de là, elle persiste et s’intensifie pour une grande partie de l’humanité. Mais elle se double désormais d’une nouvelle forme d’expropriation qui touche à ce que nous avons de plus intime : notre capacité à donner sens à notre présence au monde.
Cette tragédie contemporaine est d’autant plus insidieuse qu’elle se présente sous les apparences de la liberté, de la connectivité, de l’expression de soi. Les chaînes ne sont plus visibles, elles se sont transformées en flux, en réseaux, en connexions désirables. La servitude n’est plus ressentie comme une contrainte extérieure, mais comme une nécessité intérieure, un besoin vital d’exprimer, de partager, d’être vu et reconnu. L’aliénation ne vient plus de ce qu’on nous prend contre notre volonté, mais de ce que nous donnons avec empressement, avec joie parfois, sans mesurer pleinement ce qui se joue dans ce don apparemment gratuit.
Et pourtant, dans cette nouvelle configuration, s’ouvrent aussi des espaces de résistance, des possibilités de détournement, des pratiques alternatives qui cherchent à réinventer notre rapport aux flux numériques. Car si nous donnons nos existences, nous pouvons aussi apprendre à les donner autrement, à créer des formes de partage qui échappent à la logique d’accumulation des plateformes dominantes. L’enjeu n’est pas de se retirer des flux – ce qui reviendrait à une forme d’exil volontaire dans un monde désormais structuré par ces circulations – mais d’inventer d’autres manières d’y naviguer, d’autres façons d’y inscrire nos traces.
La tragédie n’est donc pas une fatalité : elle est le théâtre d’une lutte en cours, d’un conflit non résolu autour de la propriété et de l’usage de nos existences numérisées. Entre l’expropriation organisée par les plateformes et les tactiques de réappropriation développées par les utilisateurs, se joue une dialectique complexe dont l’issue reste ouverte. Les flux qui traversent et constituent désormais nos vies ne sont pas simplement des canaux neutres : ils sont les vecteurs d’une transformation profonde de notre condition, les lieux d’une bataille pour la définition même de ce que signifie exister à l’ère numérique.