Fragments, corpus et installations
Si l’archive de mon travail sur le Web semble labyrinthique et se perdre en de multiples fils que l’on peine à suivre faute de temps et d’attention, c’est sans doute qu’au cours des années j’ai découvert ce que « je » faisais dans mes recherches artistiques, comme si quelque chose s’était lentement métabolisé sans que son émergence ait été le fruit d’une volonté consciente. L’artiste travaille et regarde ce qu’il a fait rétrospectivement.
Peut-être attendons-nous, les amateurs d’art, les commissaires, les curieux, encore d’un artiste des œuvres, des objets que nous pourrions isoler les uns des autres et qui pourraient fort bien être disposés dans un espace après avoir été sortis de leurs boites. Peut-être attendons-nous d’une archive d’artiste de pouvoir faire notre marché et cherchons-nous à faire correspondre cet isolement des objets avec nos désirs et nos gouts. En parcourant ces traces, je comprends quelle déception teintée d’incompréhension elles peuvent provoquer : que de tentatives et d’esquisses, mais est-ce qu’il y a une œuvre, quelque chose qui tienne enfin?
C’est sans doute que je n’ai pas d’œuvre, même si j’ai tenté longtemps d’en faire, suivant en cela plus ou moins volontairement une tradition, puis me rendant compte finalement que mon travail se défaisait, tombait, se disloquait pris dans une étrange gravité. Il n’y a pas d’œuvres ici parce qu’il n’y a pas d’objet isolé qui pourrait rentrer dans un rapport de causalité avec d’autres objets, rapport des œuvres à l’œuvre en son entier qui dessinerait un parcours individuel.
Il n’y a que des fragments qui, selon les contextes d’exposition, peuvent s’installer avec d’autres fragments. C’est pourquoi je reprends souvent des images, des sons, des objets que j’ai déjà réalisé et je les recontextualise : ces fragments sont intercompatibles, ils sont en quelque sorte indifférents parce qu’ils ont été élaborés selon certaines lignes thématiques que j’ai développé au cours du temps, n’en finissant jamais avec un problème (la dislocation, l’hyperproduction, l’extinction, l’autonomie, le réseau, l’anonymat, etc.). Ces fragments sont donc devenus un matériau, un peu comme si j’avais élaboré au fil des années une banque de médias, tel que Shutterstock. Il y a dans ce stock des affinités formelles et thématiques, ces affinités sont autant d’installations possibles qui peuvent avoir lieu ou ne pas avoir lieu selon les contextes.
Je souhaiterais nommer la relation, entre ces fragments compatibles et les contextes d’exposition, un corpus en me souvenant du beau petit-grand livre de Jean-Luc Nancy : quelque chose comme un corps qui n’est pas encore et qui est tout juste possible. L’affinité entre ces fragments est bien fonction d’un corps (le mien) en tant que celui-ci peut devenir un autre corps (un corpus). Je n’aurais donc pas tenté de créer des œuvres, stables, autonomes et ayant l’ambition d’être posées là, devant vous, en position stationnaire sur un socle pour une éternité seulement annoncée. J’aurais seulement tenté, dans une époque hypermnésique où les médias s’accumulent de manière inimaginable, de produire mes propres stocks d’informations pour pouvoir commencer à travailler en les agençant différemment selon des contextes d’exposition. Les fragments sont donc des corpus possibles, puisqu’un même fragment peut appartenir à plusieurs corpus, s’agençant dans divers contextes d’exposition que l’on peut nommer des installations. De sorte qu’avant l’espace d’exposition, il n’y a qu’une organisation du travail à venir. Je n’ai cessé de me préparer.
Ce corpus agencé est une interprétation, au sens musical du terme, car elle ne reprend pas des éléments déjà existants, en les mettant en relation, elle en change le sens, elle est infidèle à leurs origines. Ce fil entre les fragments, le corpus et l’installation est sans doute une forme métabolisée de mon réalisme relationnel : les relations sont antérieures et constitutives des éléments mis en relation. Et je comprends rétrospectivement combien la théorie de la fiction (FsN) que j’avais proposé il y a quelques années est devenue finalement une méthode pour ma production artistique elle-même. On devient sa propre base de données et/ou son propre fantôme.
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If the archive of my work on the Web seems labyrinthine and lost in multiple threads that are difficult to follow for lack of time and attention, it is probably because over the years I discovered what “I” was doing in my artistic research, as if something had slowly metabolized without its emergence being the fruit of a conscious will. The artist works and looks at what he has done in retrospect.
Perhaps we, art lovers, curators, the curious, still expect from an artist works, objects that we could isolate from each other and that could very well be placed in a space after being taken out of their boxes. Perhaps we expect an artist’s archive to be able to do our shopping and seek to match this isolation of objects with our desires and tastes. As I wander through these traces, I understand what disappointment and incomprehension they can provoke: so many attempts and sketches, but is there a work, something that finally makes sense?
It’s probably because I don’t have a work, even though I tried for a long time to make one, more or less voluntarily following a tradition, then finally realizing that my work was falling apart, falling apart, dislocating, caught up in a strange gravity. There are no works here because there is no isolated object that could enter into a causal relationship with other objects, a relationship between the works and the work as a whole that would draw an individual path.
There are only fragments that, depending on the context of the exhibition, can be installed together with other fragments. This is why I often take back images, sounds, objects that I have already made and recontextualize them: these fragments are intercompatible, they are somehow indifferent because they have been elaborated along certain thematic lines that I have developed over time, never ending with a problem (dislocation, hyperproduction, extinction, autonomy, network, anonymity, etc.). So these fragments have become material, a bit as if I had developed over the years a media bank, like Shutterstock. There are formal and thematic affinities in this stock, these affinities are as many possible installations that may or may not take place depending on the context.
I would like to name the relationship, between these compatible fragments and the exhibition contexts, a corpus reminiscent of Jean-Luc Nancy’s beautiful Little Big Book: something like a body that is not yet and barely possible. The affinity between these fragments is very much a function of a body (mine) inasmuch as it can become another body (a corpus). I would therefore not have tried to create works, stable, autonomous and with the ambition to be placed there, in front of you, in a stationary position on a pedestal for an eternity only announced. I would only have tried, in a hypermagnesic era where the media accumulate in unimaginable ways, to produce my own stocks of information in order to be able to start working by arranging them differently according to exhibition contexts. Fragments are therefore possible corpuses, since the same fragment can belong to several corpuses, arranging itself in various exhibition contexts that can be called installations. In this way, before the exhibition space, there is only an organization of the work to come. I’ve never stopped preparing myself.
This arranged corpus is an interpretation, in the musical sense of the term, because it does not take over already existing elements, by putting them in relation, it changes their meaning, it is unfaithful to their origins. This thread between the fragments, the corpus and the installation is undoubtedly a metabolized form of my relational realism: the relations are anterior and constitutive of the elements put in relation. And I understand in retrospect how much the theory of fiction (FsN) that I proposed a few years ago has finally become a method for my artistic production itself. One becomes one’s own database and/or one’s own ghost.