Les flux sont sans loi
Sans doute la difficulté à penser les flux consiste-t-elle en cette manie que nous avons de soumettre automatiquement les phénomènes à des règles et à des lois, de vouloir tirer des généralités et des identités. Bergson avait longuement analysé les effets pervers de la décomposition du mouvant. Il est bien évident que dès qu’on applique cette stratégie aux flux, ceux-ci disparaissent aussi vite. Détaillés, ils se décomposent et se transforment. A contrario, le fait même de penser les flux comme chaos est une autre erreur, car le chaos, la fluctuation permanente, est encore une forme de loi. L’instabilité est prévisible. Le hors-la-loi est une autre loi. Le flux n’est pas le pur devenir héraclitéen. Peut être-Nietzsche par l’éternel retour a-t-il approché, suivi par Klossowski et son magistral Cercle Vicieux (1975), le sans loi. Peut-être la variabilité informatique et son aléatoire contrôlé sont-ils une forme possible du sans loi des flux.
Quand Q. Meillassoux estime que spéculativement du moins, la seule nécessité est la contingence, et même s’il ne vise les flux, il ouvre une nouvelle compréhension à ceux-ci parce qu’il transforme radicalement la relation de la loi au chaos en permettant une pensée qui n’est ni l’un ni l’autre, mais qui est une contingence qui pourrait très bien être organisée comme inorganisée, une contingence indifférente. Nous nous retournons sur un monde qui est sans nous. La nécessité de la contingence est sans doute la plus belle formule pour mettre notre pensée à la hauteur des flux. Il nous faudra encore du temps pour en tirer toutes les conséquences et voir ce qui relie et délie ontologie, réalisme, spéculation et esthétique. Toutefois, la limite de l’hyperchaos de Meillassoux c’est qu’il reste purement spéculatif. Il n’a pas à être pour être envisagé. La manière dont il tente de démontrer les conditions non quelconque de cet hyperchaos sont subtiles, mais peut-être ne sont-elles que cela. Il manque à l’hyperchaos une phénoménologie, et peut-être est-ce sa structure non-anthropomorphique qui oblige à un tel paradoxe. L’hyperchaos est “sans nous” et nous sommes “sans lui”. Nous nous sommes manqués. N’est-ce pas dans ce croisement raté qu’un autre “sans nous” apparaît, un “sans nous” transcendantal qui ne serait ni humain ni non-humain?