Esthétique de la disnovation

_anne1

Nous sommes confrontés de façon quotidienne à l’innovation technologique, au récit des nouveautés qui suivent d’autres nouveautés, au flux incessant de ces changements qui nous prend de cours et que nous souhaitons suivre poussés par nos habitudes consuméristes. Ce rythme est donné par le capital, ce qui lui permet d’invoquer une croissance indéfinie du fait de l’inventivité humaine. Il constitue un instrument de domination qui nous assujetti à une organisation déterminée de l’espace et du temps.

Les technologies ne sont pas innovantes, l’innovation est simplement un choix idéologique qui est hanté par la rareté, pas la lenteur, par l’arrêt. Le spectre de la croissance indéfinie et l’extinction, la cessation pure et simple : “Dans le cynisme de l’innovation se cache assurément le désespoir qu’il n’arrive plus rien.” Lyotard, J.-F. (1988). L’inhumain. Il faut comprendre l’intrication entre les deux, la manière dont ils se soutiennent l’un de l’autre et ne pas croire que le discours catastrophiste constitue une réponse au capitalisme, il est une production de celui-ci. Car le capital organise la rareté, il ne produit pas autant qu’il pourrait, il s’arrête juste au moment où le désir consumériste reste possible, ce qui suppose un certain déséquilibre entre les désirs et la réponse donnée à ceux-ci. Le désir est différé et cette différence signe le retour de l’impulsionnel. Nous sommes conditionnés par l’organisation de ce manque, nous respirons son air, nous suivons son tempo.

Il se pourrait bien que le moyen de cette idéologie de l’innovation soit esthétique, c’est-à-dire qu’elle passe par la construction d’une imaginaire de la nouveauté : il faudrait analyser les images, le design, bref l’apparence (et par voie de conséquence le sensible) des objets technologiques, afin de comprendre comment ce dispositif fait croire à ce qui est nouveau. Il faudrait réfléchir à la portée d’une société qui ne rêve que de nouveautés, source d’une possible croissance qui est un autre mythe idéologique.

Maintenant, nous sommes du côté de ceux qui ont effectués cette étrange transformation envers leur environnement quotidien et technologique. Nous n’y voyons plus des nouveautés, mais des reprises et des répétitions, des choses fabuleusement anciennes parlants du fond de notre histoire. Nous avons déconstruit l’immatérialisme numérique, nous savons que derrière le code il y a encore et toujours un signal analogique. Nous avons fait entrer les techniques dans leur temporalité terrestre et les grands cycles de la matière. Elles ne commencent pas et ne finissent pas à notre usage, elles ne sont pas seulement formes, mais matière. Leur usage anthropologique n’est qu’un moment de l’histoire matérielle. Une machine jetée ne disparaît pas, elle se réorganise, se transforme, rentre en relation avec la géologie et avec tous les autres éléments de la terre. Les technologies sont l’ancien, en allant même au-delà de la reprise (manière de faire académique d’une part de l’art) et en inventant une esthétique de la fossilisation, de la ruine, de l’incident et de la panne, du zombie, du hors-sens et de la contingence (de l’art donc). Les oeuvres reviennent au matérialisme et les technologies sont une part de l’entropie générale. Notre espèce a déjà disparu.

Les oeuvres pourraient lever les yeux sur cette disparition, inquiètes et sévères.

ps : On peut se demander si le mythe de l’innovation capitaliste comme fondement d’une croissance sans borne n’a pas une quelconque relation avec la modernité artistique et le goût du nouveau comme tabula rasa. Si tel est le cas, les récits d’émancipation artistique seraient au moins en partie le produit indirect du libéralisme.