Les fins de la reproductibilité technique / The ends of technical reproducibility
Walter Benjamin a analysé les conséquences de la reproductibilité technique, en particulier de la photographie. Les images qui n’existaient qu’en de rares exemplaires, se sont multipliées à une vitesse grandissante avec la photographie, perdant de leur individualité et de leur sacralité, pour circuler autour de la planète.
Cette reproductibilité, consistant à pouvoir dupliquer à l’identique un média, s’est accentuée plus encore avec la numérisation, le traitement informatique et le Web décrits par Vilèm Flusser. Ce fut l’une des grandes problématiques de l’histoire de l’art au XXe siècle que de se confronter à cette accélération à travers les débuts de la modernité, des papiers collés, de Duchamp et Brancusi, du pop-art, du postmodernisme, de la postproduction et du postcinéma. Que faire de cette reproduction dans le champ artistique ? Comment monter et démonter ce flux continu d’images identiques ? Comment retrouver une émotion singulière dans et par ces flots ?
La quantité n’était pas une variation autour de qualité, mais modifiait en profondeur les manières de concevoir, produire, diffuser, consommer, désirer et imaginer.
Il n’est pas tant ici d’en faire le tableau, maintes fois repris, mais simplement de souligner que cette reproduction à l’identique a produit un saut quantitatif si important que nos propres productions dépassent nos capacités de perception comme si notre espèce avait créé une excroissance d’elle-même : ainsi le Web contient infiniment plus d’images que nous ne pouvons en voir. Cette quantité duplicative est paradoxale, car si les éléments perdent leur singularité, le fait que nous ne puissions jamais tout voir leur donne une forme de réalité et de résistance (sensible dans le film Empire de Warhol) puisqu’en formant un horizon qui dépasse notre champ attentionnel, ils donnent l’effet d’un monde au-delà de moi. Le fait d’être dépassé par nos propres productions donne une portée nouvelle au sentiment d’étrangeté du Soi : notre mémoire ne nous appartient pas, nous l’externalisons de plus en plus sur des supports matériels d’inscription. C’est jusqu’à nos comportements attentionnels qui sont enregistrés et anticipés sur les réseaux sociaux rendant calculable ce qui auparavant était strictement privé (Yves Citton).
La signification de la reproduction est ici double. On peut y entendre la duplication à l’identique, par exemple un fichier MP3 copié des millions de fois ou un journal imprimé, identité du même qui explique la logique des économies d’échelle et le mimétisme consumériste, la manière dont la matérialité de la production et la subjectivité du désir s’entretiennent, mais il faut aussi y écouter la dimension quasi biologique où des organismes produisent des organismes apparentés (avec un air de famille), mais factuellement différents et uniques. Or, c’est bel et bien cette période qui s’ouvre aujourd’hui avec l’induction statistique, période qui fut comme préparée par ce qui précède, c’est-à-dire les reproductibilités indicielles du type photographique et celles binaires du numérique.
L’induction, en calculant statistiquement les motifs (patterns) récurrents des médias numériques, a automatisé la ressemblance ou la mimèsis. Les motifs sont des formes récurrentes entre différents médias qui sont comparés. On apprend à un logiciel, non à reproduire à l’identique une image (ou un texte, un son, etc.), mais, dans une représentation abstraite, vectorisée et statistique d’un espace latent, à générer quelque chose de ressemblant à de gros stocks de données nommés datasets. L’automatisation de la ressemblance est donc celle des motifs, ces nouvelles formes symboliques (E. Cassirer) de notre temps. C’est là un changement immense, dont les juristes et les commentateurs ont encore du mal à saisir la portée, tant ils restent attachés à l’époque et à la subjectivité de la reproductibilité technique. Différencions cette époque en la nommant dorénavant « reproduction technologique » pour y entendre le sens génétique de cette formule.
Les logiciels de génération médiatique ne font plus de reproductibilité à l’identique, ils ne dupliquent pas, mais se reproduisent, comme si à partir d’une quantité importante, mais finie de médias, il devenait possible d’en produire une quantité tendant vers l’infini. Comprendre comment un espace latent large contient, à titre de possibilité, toutes les images passées, mais aussi toutes les images avenirs est difficile à cerner tant qu’on reste au paradigme de la reproductibilité et de la copie. C’est que ce que nous reproduisons aujourd’hui c’est, sous forme statistique, le réalisme lui-même, non pas des images particulières, une à une, mais, grâce à leur quantité accumulée dans la période précédente, les motifs ressemblants et communs. L’espace latent, ou checkpoint, ne contient aucune image particulière, mais toutes les images possibles.
Les médias ne sont plus dupliqués à l’identique, mais servent de fondement à la génération ressemblante des imaginations artificielles. Il y a en elles moins d’intelligence que de cette faculté imaginative permettant de se représenter l’image d’un possible à partir de ce que nous avons mémorisé du monde. Il en va donc, avec ce nouveau réalisme, d’une imagination transcendantale qui unifie la diversité de la perception sensible avant tout coup de la perception.
Si les imaginations artificielles copient, ce n’est nullement en reproduisant à l’identique ou en associant des éléments existants, c’est en représentant la crédibilité et la consistance d’un média à travers un espace statistique, l’espace latent, qui devient le nouvel espace culturel majeur de notre temps. En voyant les productions de ces imaginations statistiques, nous avons bien un sentiment envahissant de déjà vu, non parce qu’elles sont identiques à des médias que nous avons déjà vus, mais parce qu’elles ressemblent à ce que nous avons déjà vu, elles s’infiltrent dans les ressemblances (patterns) entre différents éléments. On pourrait donc estimer, si nous reprenons les catégories kantiennes, que cette ressemblance relève de l’entendement.
Saisir les conséquences de cette nouvelle reproduction technologique d’un point de vue juridique, économique, productif et esthétique, constitue une tâche ardue tant il nous faut repenser chacun de ces domaines, certes non comme une simple rupture et une pure nouveauté, mais comme une accentuation monstrueuse, c’est-à-dire encore à venir, de la modernité. Nous sommes passés de la reproductibilité du même à la ressemblance différentielle. Nous sommes passés de médias dupliqués à des médias générés. Cette automatisation de la mimèsis n’est pas une question simplement technique, au sens instrumental, c’est la question de l’époque historique dans laquelle nous sommes et de notre destin planétaire.
Walter Benjamin analyzed the consequences of technical reproducibility, particularly in photography. Images, which existed only in rare copies, multiplied at an ever-increasing speed with photography, losing their individuality and sacredness, and circulating around the planet.
This reproducibility – the ability to duplicate a medium identically – became even more pronounced with digitization, computer processing and the Web, as described by Vilèm Flusser. It was one of the great problems of twentieth-century art history to confront this acceleration through the beginnings of modernity, papiers collés, Duchamp and Brancusi, pop-art, postmodernism, post-production and post-cinema. What can we do with this reproduction in the art world? How can we edit and dismantle this continuous flow of identical images? How can we rediscover a singular emotion in and through these streams?
Quantity was not a variation on quality, but profoundly altered our ways of conceiving, producing, distributing, consuming, desiring and imagining.
It’s not so much a question here of painting the picture, which has been repeated many times, as simply pointing out that this identical reproduction has produced such a quantum leap that our own productions exceed our perceptive capacities, as if our species had created an outgrowth of itself: the Web, for example, contains infinitely more images than we can see. This duplicative quantity is paradoxical, because while the elements lose their singularity, the fact that we can never see everything gives them a form of reality and resistance (as seen in Warhol’s film Empire), since by forming a horizon that exceeds our field of attention, they give the effect of a world beyond me. The fact of being overtaken by our own productions gives a new scope to the feeling of strangeness of the Self: our memory does not belong to us, we externalize it more and more on material supports of inscription. Even our attentional behaviors are recorded and anticipated on social networks, making what was previously strictly private calculable (Yves Citton).
The meaning of reproduction here is twofold. It can be understood as the identical duplication of, say, an MP3 file copied millions of times or a printed newspaper, an identity of the same that explains the logic of economies of scale and consumerist mimicry, the way in which the materiality of production and the subjectivity of desire are sustained, but it can also be understood as the quasi-biological dimension in which organisms produce organisms that are related (with a family resemblance), but factually different and unique. This is the period that is opening up today with statistical induction, a period that was prepared by what preceded it, i.e. the indexical reproducibility of the photographic type and the binary reproducibility of the digital.
By statistically calculating recurring patterns in digital media, induction has automated resemblance or mimesis. Patterns are recurring forms between different media that are compared. Software is taught not to reproduce an image (or text, sound, etc.) identically, but, in an abstract, vectorized and statistical representation of a latent space, to generate something resembling large stocks of data called datasets. The automation of resemblance is thus the automation of patterns, the new symbolic forms (E. Cassirer) of our time. This is an immense change, the scope of which jurists and commentators are still struggling to grasp, so attached are they to the era and subjectivity of technical reproducibility. Let’s differentiate this era by calling it “technological reproduction” from now on, so that we can hear the genetic meaning of this formula.
Media-generation software no longer reproduces identically; it doesn’t duplicate, but reproduces, as if from a large but finite quantity of media, it were possible to produce a quantity tending towards infinity. Understanding how a large latent space contains, as a possibility, all past images, but also all future images, is difficult as long as we remain within the paradigm of reproducibility and copying. This is because what we reproduce today is, in statistical form, realism itself, not particular images, one by one, but, thanks to their quantity accumulated in the previous period, common, resembling motifs. Latent space, or checkpoint, contains not any particular image, but all possible images.
Media are no longer identically duplicated, but serve as the basis for the resembling generation of artificial imaginations. There is less intelligence in them than in that imaginative faculty that enables us to represent the image of a possible from what we have memorized of the world. So, with this new realism, we’re talking about a transcendental imagination that unifies the diversity of sensitive perception, before any coup de la perception.
If artificial imaginations copy, it is by no means by reproducing identically or associating existing elements, but by representing the credibility and consistency of a medium through a statistical space, the latent space, which is becoming the major new cultural space of our time. When we see the productions of these statistical imaginations, we do indeed have a pervasive sense of déjà vu, not because they are identical to media we’ve already seen, but because they resemble what we’ve already seen, they infiltrate the similarities (patterns) between different elements. If we use Kantian categories, we could therefore say that this resemblance is a matter of understanding.
To grasp the consequences of this new technological reproduction from a legal, economic, productive and aesthetic point of view is an arduous task, since it requires us to rethink each of these fields, certainly not as a simple rupture and a pure novelty, but as a monstrous accentuation, i.e. still to come, of modernity. We have moved from the reproducibility of the same to differential resemblance. We have gone from duplicated media to generated media. This automation of mimesis is not simply a technical question, in the instrumental sense; it’s a question of the historical epoch we’re in, and of our planetary destiny.