«Notre espèce doit prendre acte de sa finitude» – Libération

Cataclysme cosmique décrit par le Coran, eschatologie juive, apocalypse de Jean : la fin du monde, éternelle question, n’a pas attendu l’anthropocène pour susciter les peurs et nourrir les récits. Mais aujourd’hui, l’échelle a changé. «La finitude ne s’applique plus seulement à l’individu et à l’espèce humaine, mais à l’ensemble du vivant. Nous retrouvons une place au sein d’un tout dont nous dépendons, et dont nous ne sommes ni maîtres ni possesseurs», analyse Grégory Chatonsky, artiste et chercheur à l’Ecole normale supérieure.

Alors que s’empilent les rapports scientifiques alertant sur une sixième extinction de masse du vivant, l’humanité peut-elle encore se croire éternelle ? «C’est une folie. La question qui reste est plutôt : comment va-t-on vivre l’extinction ?», tranche l’artiste. Et pour penser notre fin, Grégory Chatonsky explore de possibles visions de notre absence.

Pas si simple ! Le projet qu’il poursuit actuellement a pour objet de «réparer» l’histoire humaine grâce à l’intelligence artificielle (IA), en concevant des versions alternatives du réel. Mégalo ou utopique, l’entreprise démiurgique expose avec «Completion 1.0» (2021) une autre histoire de la photographie, générée par un réseau de neurones nourri de millions de documents – un extrait du big data produit par notre société hypermnésique.

Familiarité douteuse avec notre monde
Sur un écran, une succession d’images hybrides, échappant à toute interprétation, est commentée et analysée en direct par une IA à voix synthétique, ersatz inquiétant d’un expert de l’art sous LSD. L’humanité n’est plus, vive l’humanité (version IA) ! «Aujourd’hui la convergence entre l’accumulation d’une mémoire gigantesque sur le web, le traitement des données par l’IA, et le sentiment qui nous hante d’une l’accélération de l’épuisement de la planète et du vivant est extrêmement forte. Un peu comme les Egyptiens du temps des pyramides, nous sommes en train de créer une archéologie absolument gigantesque de ce que nous avons été», s’emporte l’artiste. Et quoi d’autre que l’IA pour mettre en scène, en notre absence, une résurrection de notre mémoire ?

C’est cette inexistence humaine qu’explore aussi Terre seconde, autre installation peuplée de créations numériques. Ici, l’image d’un ciel azur éclaire un rivage peuplé d’êtres chimériques, aux contours incertains. A côté, une imprimante 3D accouche de fossiles grisâtres, vestiges de combinaisons animales impossibles. Une fois encore, l’artiste a eu recours à un réseau de neurones artificiels, alimenté de millions d’images, de textes et de sons, pour engendrer cette familiarité douteuse avec notre monde. «C’est une fake news qui ne se prétend pas vraie», s’amuse Grégory Chatonsky. Version distordue de notre planète, l’œuvre évoque un éloge funèbre absurde rendu à l’humanité défunte. Un passage de relais robotique pour imaginer une autre fin, et donc mieux penser le temps qui nous reste.

Détracteur de la pensée Feel Good, «qui nous empêche de réagir», Grégory Chatonsky défend la valeur positive du pessimiste. «Celui qui sait qu’il va mourir n’est pas forcément triste. C’est peut-être alors qu’il vit vraiment. Notre espèce doit prendre acte de sa finitude.»