La fiction spéculative : une ontologie du possible
Sans doute mon intérêt pour le spéculatif, en-deçà des débats d’école dont la mode passera rapidement, dans la version développée par “Après la finitude” (2006), est-il finalement moins philosophique qu’artistique. En effet, malgré l’intérêt des arguments développés contre le corrélationnisme, le fait de mettre dans une même boîte tout ce qui suit Kant ou presque, est une simplification qui occulte les différences de conception ontologique et les subtilités des raisonnements philosophiques. Ne prendre qu’un seul prisme pour analyser toute la philosophie moderne est une entreprise méthodologiquement périlleuse parce qu’on trouvera toujours dans ce qu’on analyse le regard qu’on porte dessus.
Ne faut-il pas reconnaître dans cette méfiance envers les simplifications théoriques la marque d’une sensibilité proprement artistique, plus attentive aux singularités irréductibles qu’aux systèmes englobants ? Voilà peut-être ce qui distingue fondamentalement la démarche artistique de l’entreprise philosophique dans son acception classique : là où la seconde cherche à subsumer le divers sous l’unité du concept, la première s’attache obstinément à ce qui résiste à toute catégorisation, à ce qui déborde toujours des cadres qu’on prétend lui imposer. N’est-ce pas précisément cette attention aux aspérités du réel, à ses zones d’indétermination, qui caractérise la posture spéculative dans sa dimension esthétique, par-delà ses formulations philosophiques ?
Le spéculatif, tel qu’il est mobilisé ici, n’apparaît pas comme une doctrine ou un système, mais comme une disposition, une manière d’être au monde qui refuse les réconciliations faciles, les totalisations rassurantes. C’est une pensée de l’intempestif, qui s’attache moins à l’ordre établi des choses qu’à leur possible effondrement, moins à la stabilité des structures qu’à leur contingence fondamentale. Le regard spéculatif est celui qui perçoit, sous la surface apparemment stable du réel, le bouillonnement chaotique des possibles qui le travaillent de l’intérieur, menaçant à chaque instant de le faire basculer dans l’inconnu.
Toutefois, les concepts de contingence, de factualité, de possible, d’irraison, etc. m’affectent parce qu’ils touchent certaines de mes intuitions esthétiques et en particulier un domaine que j’ai laissé en jachère depuis quelques temps : la fiction variable que j’ai aussi nommé la fiction sans narration et qu’il est aussi possible maintenant de désigner par le vocable “fiction spéculative”. Par celui-ci j’entends tout autre chose que la science fiction.
Cette affectation par les concepts spéculatifs n’est-elle pas révélatrice d’une rencontre qui dépasse le simple intérêt intellectuel ? Il s’agit plutôt d’une résonance profonde, d’une affinité élective entre une sensibilité artistique et un certain registre conceptuel. La contingence, l’irraison, le possible : ces notions ne sont pas mobilisées comme des outils analytiques ou des catégories descriptives, mais comme des puissances qui traversent la création elle-même, qui en constituent le mouvement intime. Elles habitent l’œuvre non comme des thèmes ou des sujets, mais comme son rythme propre, sa respiration spécifique.
La fiction spéculative se démarque radicalement de la science-fiction, non par son contenu ou son décor, mais par sa logique interne, par son rapport au temps et à la causalité. Là où la science-fiction prolonge le plus souvent les logiques narratives traditionnelles dans un cadre futuriste ou technologique, la fiction spéculative ébranle les fondements mêmes du récit, sa structure téléologique, sa prétention à ordonner le chaos du réel dans une séquence signifiante. Elle n’est pas une variation générique au sein du grand ensemble de la fiction narrative, mais une rupture avec le principe même de la narration comme mise en ordre du monde.
Ces trois termes signifient une fiction qui n’est plus soumise au principe de raison et qui se rapproche de l’asignifiance ontologique et existentielle. Cette fiction, qui est toujours au bord de l’effondrement d’un monde, peut bien comporter des scènes et des personnages, des dialogues, mais elle ne tend pas, fut-ce hypothétiquement, vers une résolution réconciliatrice, c’est-à-dire vers une fin. La fiction spéculative est une infinitude parce qu’elle ne cesse de croître à mesure qu’on la parcourt et excède donc ce qu’on peut percevoir : création de possibles. Elle se distingue donc de la fiction narrative qui propose des situations qui se résolvent au fil du temps. Elle est sans narration, c’est-à-dire sans narrateur, sans une voix qui vient fixer le sens de ce qui est raconté, de sorte que le réseau, l’informatique, l’aléatoire programmé, l’interactivité et la générativité, l’espace plutôt que le temps sont ses domaines de prédilection.
Cette fiction au bord de l’effondrement nous place face à une expérience paradoxale : celle d’un monde qui persiste précisément dans sa précarité, qui se maintient dans sa fragilité même. N’est-ce pas là le renversement fondamental qu’opère la fiction spéculative par rapport aux récits traditionnels ? Au lieu de nous offrir la consolation illusoire d’un monde où tout finit par prendre sens, où les tensions se résolvent, où les contradictions s’apaisent, elle nous confronte à l’irréductible contingence de toute configuration, à la possibilité permanente de son effondrement. L’absence de résolution n’est pas ici un défaut ou une insuffisance, mais constitue précisément la puissance propre de cette forme : maintenir ouverte la béance du possible, refuser la clôture qui transformerait le contingent en nécessaire.
Cette infinitude qui caractérise la fiction spéculative ne doit pas être comprise comme une simple absence de limites ou une extension indéfinie dans le temps et l’espace. Il s’agit plutôt d’une intensification permanente, d’une densification du possible qui excède toujours ce qu’on peut en actualiser. Chaque élément, chaque fragment de cette fiction ouvre sur d’autres possibles, dessine des lignes de fuite qui prolifèrent sans jamais converger vers un point focal, vers une signification ultime qui viendrait résorber la multiplicité dans l’un. C’est cette prolifération anarchique qui constitue l’infinitude propre à la fiction spéculative : non pas l’extension d’un même, mais l’intensification d’une différence.
“Nous devons saisir que l’absence ultime de raison – ce que nous nommerons l’irraison – est une propriété ontologique absolue, et non la marque de la finitude de notre savoir. (…) rien, en vérité, n’a de raison d’être et de demeurer ainsi plutôt qu’autrement –pas plus les lois du monde, que les choses du monde. Tout peut très réellement s’effondrer– les arbres comme les astres, les astres comme les lois, les lois physiques comme les lois logiques. Cela, non en vertu d’une loi supérieure qui destinerait toute chose à sa perte, mais en vertu de l’absence d’une loi supérieure capable de préserver de sa perte quelque chose que ce soit.”
Cette irraison fondamentale, cette contingence radicale de toute chose, constitue le sol mouvant sur lequel s’édifie la fiction spéculative. Elle n’est pas simplement un thème ou un motif, mais la texture même de cette fiction, son mode d’être spécifique. Car si tout peut réellement s’effondrer, si rien n’a de raison d’être ainsi plutôt qu’autrement, alors la fiction ne peut plus se déployer comme le développement nécessaire d’une situation initiale selon les lois d’une causalité narrative. Elle devient plutôt l’exploration de cette contingence même, la mise en scène non pas d’un monde stable sur lequel se détacheraient des événements exceptionnels, mais d’un monde dont la stabilité elle-même est le véritable mystère, le paradoxe fondamental.
Cette conception ontologique résonne profondément avec certaines intuitions fondamentales de la création artistique contemporaine : l’abandon des formes closes au profit des processus ouverts, le passage de l’œuvre achevée à l’œuvre en perpétuelle transformation, la substitution de la performance à la représentation. Ce n’est plus l’objet stable qui est visé, mais le flux des métamorphoses, la circulation des énergies, la prolifération des possibles. L’irraison n’est pas ici un obstacle à surmonter ou un abîme à combler, mais la ressource même de la création, ce qui la nourrit et la stimule.
La fiction spéculative ne décrit pas ce qui est ou ce qui est virtuel, mais seulement le possible en tant que celui-ci reste possible. Sans doute ai-je trouvé dans le spéculatif (la spéculation prend alors un autre sens que dans l’idéalisme allemand), l’argumentation qui me permettait de poursuivre cette intuition selon laquelle le “virtuel” deleuzien à la suite de Bergson, biffe la puissance du possible. Les histoires sont indéterminées, leur signification est flottante, les personnages sont irrésolus et inguérissables, tout semble se répéter et pourtant rien n’est identique. Les fragments sont compatibles les uns avec les autres parce qu’ils sont neutres et sans causalité d’entrée ou de sortie. L’informatique permet la variabilité de l’histoire (variable, variaton, variabilité) ce qui a pour effet que les fictions ne cessent de changer et qui se répètent toujours selon le principe qui veut que ce soit au coeur de la répétition qu’une occurence différente puisse émerger. Une émotion est propre à cette répétition.
Cette distinction entre le virtuel deleuzien et le possible tel qu’il est mobilisé ici mérite qu’on s’y attarde. Car ce qui est en jeu, c’est deux conceptions radicalement différentes de la potentialité. Le virtuel deleuzien est toujours déjà déterminé, bien que non actualisé ; il possède une consistance propre, une structure intensive qui préfigure, d’une certaine manière, son actualisation future. Le possible de la fiction spéculative, en revanche, reste radicalement indéterminé ; il n’est pas le prélude à une actualisation qui viendrait le réaliser en lui donnant corps, mais persiste comme possible, dans sa possibilité même.
Cette persistance du possible comme possible constitue peut-être la dimension la plus profondément politique de la fiction spéculative. Car maintenir ouvert l’espace des possibles, refuser la réduction du potentiel à l’actuel, c’est résister à la clôture du monde, à sa pétrification dans des formes définitives. C’est affirmer que l’ordre existant n’est qu’une configuration contingente parmi d’autres, qu’il pourrait en être autrement – non pas selon un programme ou un plan déterminé, mais selon une logique de la pure contingence, de l’événement imprévisible.
L’indétermination des histoires, la flottaison des significations, l’irrésolution des personnages : ces caractéristiques de la fiction spéculative ne sont pas des défauts ou des manques par rapport à un idéal narratif classique, mais constituent précisément sa puissance propre. Elles permettent de maintenir la fiction dans cet état d’ouverture permanente, de la soustraire à la logique de la résolution et de la clôture qui transformerait la contingence en nécessité, l’événement en destin.
“Tout peut se produire, tout peut avoir lieu – sauf quelque chose de nécessaire. Car c’est la contingence de l’étant qui est nécessaire, non l’étant.”
Ce paradoxe – la nécessité de la contingence, l’absolue contingence de tout sauf de la contingence elle-même – constitue peut-être le noyau conceptuel de la fiction spéculative. Car ce qui est nécessaire, ce n’est pas tel ou tel événement, telle ou telle configuration du monde, mais la possibilité permanente de leur transformation, de leur métamorphose, de leur effondrement. C’est cette possibilité qui est explorée dans la fiction spéculative, non comme un thème parmi d’autres, mais comme sa texture même, son mode d’être spécifique.
“Le terme contingence, en revanche, renvoie au latin contingere : arriver, c’est-à-dire ce qui arrive, mais ce qui arrive assez pour que cela nous arrive. Le contingent, c’est en somme lorsque quelque chose arrive enfin – quelque chose d’autre, qui, échappant à tous les possibles déjà répertoriés, met fin à la vanité d’un jeu ou tout, y compris l’improbable, est prévisible.”
Cette définition de la contingence comme ce qui arrive véritablement, comme l’événement qui échappe à tous les calculs, à toutes les prévisions, même les plus sophistiquées, nous offre une clé pour comprendre la dimension proprement événementielle de la fiction spéculative. Car ce qui est visé, ce n’est pas la simple variation au sein d’un cadre prédéfini, mais l’irruption de l’imprévisible, de ce qui excède tous les possibles déjà répertoriés. Il s’agit d’une fiction de l’événement au sens fort, de ce qui fait effraction dans l’ordre établi des choses, de ce qui interrompt la continuité prévisible du monde.
À titre personnel, la fiction spéculative est sans doute le coeur secret de mon entreprise et les oeuvres d’art visuel que j’ai pu réaliser sont des détours et des bouts d’essai pour ces fictions qui nous laisseraient sans consolation, qui ne nous guériraient de rien, ni de nous-mêmes ni du monde.
Cette absence de consolation, ce refus de la guérison, constitue peut-être la dimension éthique fondamentale de la fiction spéculative. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas simplement une forme esthétique parmi d’autres, mais une manière d’habiter le monde dans sa contingence radicale, de faire face à son caractère fondamentalement irrationnel sans chercher refuge dans les illusions consolatrices de la nécessité ou du sens. La fiction spéculative nous confronte à un monde sans garantie, sans fondement ultime, sans téléologie rassurante – mais c’est précisément dans cette confrontation qu’elle nous offre la possibilité d’une liberté authentique, d’une créativité non soumise aux impératifs de la raison instrumentale ou aux logiques de la réconciliation narrative.
Les œuvres d’art visuel apparaissent alors comme des “détours”, des “bouts d’essai” pour ces fictions sans consolation – non pas comme des réalisations imparfaites d’un idéal qui les dépasserait, mais comme des explorations partielles, fragmentaires, de ce territoire immense qu’est la fiction spéculative. Chaque œuvre est une incursion dans cet espace des possibles, une tentative pour maintenir ouvert l’horizon de la contingence contre toutes les forces qui travaillent à sa réduction, à sa domestication, à sa transformation en nécessité.
Car c’est bien là l’enjeu fondamental de la fiction spéculative : résister à la clôture du possible, maintenir ouverte la béance par laquelle l’imprévisible peut faire irruption dans l’ordre établi des choses. Non pas pour célébrer le chaos ou la destruction pour eux-mêmes, mais pour préserver cette dimension d’altérité radicale sans laquelle le monde se figerait dans l’identité à soi, dans la répétition mécanique du même. La fiction spéculative est une pratique de l’ouverture, une éthique de la contingence qui refuse aussi bien les illusions consolatrices de la nécessité que les fantasmes nihilistes de l’absence totale de sens.