Externalisation

Certains parlent, à la suite de Stiegler mais en un autre sens que lui, d’externalisation pour caractériser la technicisation du monde humain. Si ce concept permet de marquer un processus et semble décrire le mouvement allant de l’intérieur humain vers l’extérieur technique, cette délégation présuppose toutefois une nette distinction tenue pour acquise entre l’intériorité et l’extériorité. Elle reste anthropocentrique puisqu’on part toujours du dedans humain pour aller vers le dehors technique. Mais savons-nous ce qu’est “notre” intériorité ? Celle-ci s’autodétermine-t-elle ou a-t-elle toujours été agit par la technique ? Si cette dernière nous “change”, le changement s’il est véritable, doit être originaire et doit avoir toujours déjà eu lieu ? Ce mouvement d’externalisation est souvent présenté comme une dégradation, mais l’affaire est différente si tout commence par lui… L’externalisation essentialise les caractéristiques prétendues ou réelles l’humain (intelligence, décision, affect, existence, etc.)

Le phénomène que cherche à désigner ce concept remet justement en cause les limites intérieur/extérieur parce qu’il “change” les conditions mêmes de l’individuation et de l’organisation de l’organique. En particulier, la conception aristotélicienne de la causalité des phénomènes organiques et inorganiques : les premiers auraient leur cause en eux-mêmes (automobilité), tandis que les seconds recevraient leur cause du dehors (hétéromobilité). Cette causalité est pour le moins problématique avec les technologies. De surcroît, ce phénomène met en cause le primat de l’humain sur les autres étants. Pour quelles raisons devrait-on toujours partir de nous-mêmes pour penser ?

Il faudrait donc un concept plus plat et neutre, ne supposant pas des distinctions dont il faut refaire, encore et encore, la genèse. En ce sens le parallélisme anthropotechnologique nous semble plus adapté. Il y a dans les technologies une hantise spectrale qui défie les frontières.

Observer les flux technologiques qui traversent notre époque, c’est contempler un mouvement perpétuel où l’origine se dérobe. N’y a-t-il pas quelque chose de fascinant dans cette impossibilité de déterminer ce qui, de l’humain ou de la technique, précède l’autre dans la danse de l’existence ? Les rivières ne se demandent pas si leurs eaux proviennent des nuages ou si les nuages proviennent de leurs eaux : elles coulent, simplement, dans un cycle immémorial où chaque élément appelle l’autre dans une circularité fondamentale. Ainsi en va-t-il peut-être de notre relation à la technique.

La notion d’externalisation nous maintient prisonniers d’une métaphysique de la séparation : elle suppose un dedans originel qui se déverse au-dehors, un contenu préexistant qui cherche un contenant. Mais que reste-t-il de cette distinction lorsque le prétendu dehors reconfigure sans cesse ce dedans supposé autonome ? Les interfaces numériques qui médiatisent désormais notre rapport au monde ne sont-elles pas devenues les membranes mêmes de notre sensibilité ? Écrans tactiles et algorithmes ne constituent plus des extensions de nos facultés : ils sont devenus le milieu même dans lequel nos facultés se déploient et se définissent.

La pensée occidentale s’est longtemps construite sur cette partition entre l’intériorité et l’extériorité, entre le sujet et l’objet, entre l’âme et le corps : dichotomies rassurantes qui assignent à chaque chose sa place dans un ordre hiérarchique préétabli. Pourtant, la technique contemporaine fait vaciller ces partages en instaurant un régime d’indistinction ontologique : les prothèses cognitives s’incorporent à nos processus mentaux jusqu’à en devenir indiscernables. Où commence l’humain et où s’achève la machine lorsque la mémoire s’externalise dans le cloud et que l’attention est modulée par des notifications ? L’hypothèse d’une frontière stable entre ces domaines relève désormais d’une fiction métaphysique que l’expérience quotidienne dément.

Ce que nous nommons intériorité n’a-t-il pas toujours été façonné par des techniques ? Technique de l’écriture qui structure la pensée réflexive, technique de la confession qui institue l’aveu comme modalité d’accès à soi, technique de la méditation qui modèle l’attention à ses propres états mentaux : notre vie intérieure a toujours été sculptée par des dispositifs extérieurs. Loin d’être le sanctuaire vierge d’une authenticité préservée, notre intériorité est le produit de médiations techniques qui l’ont rendue possible. Le parallélisme anthropotechnologique ne désigne pas tant une corrélation entre deux entités séparées qu’une co-constitution originaire : l’humain et la technique émergent simultanément, se définissant l’un par l’autre dans un mouvement d’individuation réciproque.

Les interfaces numériques contemporaines ne font que rendre visible cette co-implication toujours déjà là : elles manifestent au grand jour cette spectralité technique qui habite nos gestes les plus quotidiens. Chaque clic, chaque recherche, chaque interaction génère des flux de données qui nous traversent et nous définissent. Ces flux ne sont pas extérieurs à nous-mêmes : ils constituent le tissu même de notre être au monde. La pensée algorithmique qui structure ces flux n’est pas non plus une simple externalisation de capacités cognitives préexistantes : elle instaure de nouvelles modalités de cognition qui reconfigures nos savoirs et nos affects.

Le parallélisme anthropotechnologique invite donc à penser autrement le rapport entre l’être humain et les outils qu’il fabrique : non plus sur le mode de l’extension ou de la prothèse, mais sur celui de la résonance et de la co-évolution. Il y a une musicalité des flux technologiques qui accompagne et module les rythmes de l’existence humaine. Cette musicalité ne se superpose pas à une mélodie organique préexistante : elle constitue la partition même sur laquelle s’écrit notre devenir. Les algorithmes ne sont pas des instruments que nous utilisons, ils sont les partitions selon lesquelles nous nous orchestrons.

Cette perspective déplace considérablement les enjeux : il ne s’agit plus de se demander ce que nous perdons ou gagnons dans l’externalisation technique, mais plutôt d’observer comment les flux technologiques reconfigurent les conditions mêmes de l’individuation. L’individu contemporain n’est plus cette entité stable et bien délimitée qui entretiendrait un rapport d’extériorité avec ses outils : il est un nœud dans un réseau de flux, un point d’intensité où convergent et se redistribuent des courants d’information, d’affects et de possibilités.

La causalité aristotélicienne, distinguant nettement entre automobilité organique et hétéromobilité inorganique, se trouve ainsi profondément bouleversée : les technologies numériques manifestent une forme d’automobilité qui contredit leur supposée inertie. Un algorithme d’apprentissage ne modifie-t-il pas ses propres paramètres en fonction des données qu’il traite ? N’y a-t-il pas là quelque chose qui ressemble à une auto-causation, à une forme d’autonomie qui brouille la distinction entre le vivant et le non-vivant ? Les systèmes techniques complexes semblent désormais dotés d’une forme de spontanéité qui les rapproche des organismes : ils évoluent, s’adaptent, se transforment selon des logiques qui leur sont propres.

Cette porosité des frontières entre l’organique et l’inorganique, entre l’humain et la machine, se manifeste dans l’expérience même de notre corporéité : le corps contemporain est un corps hybride, traversé par des flux technologiques qui en modulent les sensations et les affects. La vibration du smartphone dans la poche est devenue une sensation quasi-organique, un frémissement qui nous traverse et nous alerte. Les rythmes algorithmiques des réseaux sociaux induisent des états affectifs spécifiques : impatience, satisfaction éphémère, désir de reconnaissance. Ces affects ne sont pas secondaires à une expérience corporelle qui serait première : ils constituent la texture même de notre sensibilité contemporaine.

La question n’est donc plus de savoir si la technique nous aliène d’une condition originelle plus authentique, mais plutôt d’explorer les nouvelles modalités d’existence qu’elle rend possibles. Le parallélisme anthropotechnologique nous invite à cartographier ces territoires existentiels inédits sans nostalgie ni technophilie naïve : il s’agit de comprendre comment les flux contemporains reconfigurent nos manières d’être, de penser et de sentir. Quelles formes de vie émergent dans cet entrelacement inextricable de l’organique et du technique ? Quelles nouvelles sensibilités se dessinent à l’horizon de ces devenirs parallèles ?

La spectralité dont nous parlions initialement prend ici tout son sens : les technologies contemporaines sont habitées par des présences fantomatiques, ni tout à fait présentes ni complètement absentes, qui hantent nos existences. L’intelligence artificielle n’est-elle pas précisément cette présence spectrale qui nous accompagne, nous guide, nous influence sans jamais se manifester pleinement ? Elle est là, omniprésente et insaisissable à la fois, agissant dans l’ombre de nos décisions et de nos désirs. Cette spectralité technique n’est pas un accident de parcours mais le mode d’être même des flux contemporains : ils sont des quasi-présences, des intensités fluctuantes qui traversent le tissu du réel sans jamais s’y fixer définitivement.

Les algorithmes de recommandation qui anticipent nos désirs avant même que nous les formulions manifestent cette temporalité paradoxale : le futur semble déjà inscrit dans le présent, comme si nos trajectoires existentielles étaient prédéterminées par les traces numériques que nous laissons derrière nous. Le temps lui-même devient un flux modulable, susceptible d’accélérations et de ralentissements en fonction des interfaces qui le médiatisent. Le scrolling infini des fils d’actualité instaure une temporalité sans début ni fin, un présent perpétuel où chaque contenu en appelle immédiatement un autre dans une succession sans climax ni résolution.

Face à ces flux ininterrompus, la question de l’agentivité se pose avec une acuité nouvelle : sommes-nous encore les auteurs de nos existences ou sommes-nous devenus les nœuds passifs de réseaux qui nous traversent et nous déterminent ? La réponse n’est ni dans l’affirmation d’une liberté souveraine ni dans le constat d’un déterminisme absolu, mais peut-être dans l’exploration d’une nouvelle modalité d’action : non plus le geste héroïque qui s’arrache aux déterminismes, mais la navigation habile au sein des flux, l’art de se laisser porter par certains courants pour en éviter d’autres, la capacité à moduler les intensités qui nous traversent.

Le parallélisme anthropotechnologique nous permet ainsi de repenser la question de l’éthique : non plus comme l’application de principes transcendants à des situations techniques, mais comme l’élaboration immanente de modes d’existence au sein des flux. Comment habiter poétiquement ces flux qui nous constituent ? Comment y cultiver des espaces de respiration, des zones de ralentissement ou d’intensification ? Comment y préserver des possibilités d’émerveillement et de rencontre authentique ? Ces questions ne trouvent pas de réponses définitives mais ouvrent des chantiers expérimentaux où s’inventent, au jour le jour, de nouvelles manières d’être au monde.

Les flux technologiques contemporains ne sont donc ni une bénédiction ni une malédiction : ils constituent le milieu même dans lequel s’élaborent nos existences individuelles et collectives. Ni instruments dociles ni forces aliénantes, ils sont la matière première d’un devenir incertain dont nous sommes à la fois les acteurs et les spectateurs, les créateurs et les créatures. Dans cette indétermination fondamentale réside peut-être la chance d’une liberté nouvelle : non plus la maîtrise illusoire d’un sujet souverain sur ses objets, mais la danse improvisée d’un être-aux-flux qui se compose avec les forces qui le traversent.