Exoportrait

Exoportrait (n.m.) : Portrait spéculatif qui s’intéresse non pas à ce que l’on est, mais à tout ce que l’on aurait pu être et que l’on n’est pas. Contrairement à l’autoportrait classique qui fixe et célèbre une identité présente ou passée, l’exoportrait explore les vies non vécues, les devenirs jamais actualisés, les possibles qui sont restés latents. L’exoportrait dissout le soi au lieu de le fixer, défait l’identité au lieu de la célébrer, et conçoit la mémoire non comme archive mais comme générateur de possibles.

Lorsque Quatrième mémoire a été présentée au public, l’œuvre a suscité certaines interrogations. À travers diverses conversations et un article de presse, l’installation est apparue comme présomptueuse aux yeux de quelques observateurs. Cette perception tenait au fait que je m’attaquais à un genre emblématique de l’histoire de l’art : l’autoportrait de l’artiste. Pourtant, il y a quelque chose de profondément symptomatique dans cette réception critique. À une époque où chacun se photographie incessamment, où les selfies prolifèrent et où nous ne cessons de construire nos autoportraits sur les réseaux sociaux (ces “livres de visage” qu’est Facebook), lorsqu’un artiste tente de créer une forme d’autoportrait original, il se trouve immédiatement disqualifié.

Cette disqualification est d’autant plus révélatrice que l’autoportrait que je proposais n’était aucunement factuel. Il ne concernait pas le portrait de ma vie telle qu’elle existe ou telle qu’elle a existé et dans lequel j’aurais pu me reconnaitre et m’identifier, mais précisément telle qu’elle n’a pas eu lieu. Dans Quatrième mémoire, je traversais les genres, les origines, les cultures, les pays et les époques, construisant un portrait contrefactuel de moi-même et m’intéressant à tout ce que je ne suis pas. Considérer dès lors cette œuvre comme narcissique et égocentrique semble constituer un contresens fondamental. Mais sans doute cette incompréhension est-elle inévitable.

Du fait de la surcharge informationnelle contemporaine, le regard du visiteur s’arrête souvent aux quelques lignes d’une description sur un cartel, à une intention superficiellement perçue, à ce qui peut être saisi sans effort. Or, dans ce cas comme dans bien d’autres en art, il faut prendre le temps de regarder pour déceler l’ambivalence du propos et comprendre que cet autoportrait était plutôt un exo-portrait: un portrait de tout ce que j’aurais pu être et que je ne suis pas.

Cette démarche s’ancre dans l’espace latent de l’intelligence artificielle qui, par nature, me semble contrefactuel. Conçue comme un tombeau anticipé que l’artiste élabore de son vivant, Quatrième mémoire se présente comme une méditation sur la postérité à l’ère post-humaine. Ce prototype funéraire, pensé pour survivre à notre espèce, interroge les frontières entre mémoire, données et immortalité. L’installation se déploie en plusieurs éléments qui dialoguent dans l’espace : une série de photographies évoquant des monuments funéraires semblables à des centres de données, où reposent des disques durs attendant leur activation par une entité future ; des sculptures hybrides oscillant entre minéralité et organicité ; et au centre, le tombeau lui-même, constellation de fragments corporels incluant un cerveau vitrifié retrouvé à Pompéi.

Cette quatrième mémoire n’est pas celle de l’autoportrait classique qui tente de réitérer, de sublimer ou de répéter ce qui a déjà eu lieu et qui appartient donc à une théologie chrétienne de la résurrection des corps, d’une répétition à l’identique, d’un retour du même. Il s’agissait plutôt, paradoxalement, de répéter pour la première fois quelque chose qui n’a jamais eu lieu : tout ce qui n’a pas eu lieu. Une résurrection, certes, mais comme une insurrection, quelque chose qui survient pour la première fois, même si elle donne l’apparence d’un déjà-vu, d’un déjà-connu, d’un déjà-vécu.

Face au tombeau central, un film projette les vies potentielles de l’artiste, alternant avec ironie entre séquences générées par l’IA et photographies personnelles transformées. Ma voix synthétisée tente d’interpréter ces images, reconstruisant une biographie spéculative. Sur trois écrans périphériques, un algorithme recherche dans des archives des XIXe et XXe siècles des images faisant formellement écho au film central, inversant ainsi la relation habituelle entre original et simulation. Ce dispositif révèle comment, avec l’intelligence artificielle, le réalisme lui-même se trouve automatisé et sa production industrialisée.

L’intelligence artificielle représente une rupture historique majeure : là où la photographie fixait des traces indicielles du réel, les systèmes d’IA vectorisent désormais nos archives pour générer d’infinies versions du possible. Cette mémoire ne se contente plus d’externaliser et de conserver ; elle prolifère, s’autonomise et s’émancipe de ses prétendus auteurs. C’est une mémoire alimentée au cœur des réseaux sociaux, nourrie des archives des anonymes que nous sommes, de toutes nos existences oubliées qui peuvent être réactivées par les statistiques vectorielles des intelligences artificielles.

Alimentée pendant toute la durée de l’exposition, Quatrième mémoire explore une existence sans finitude, où l’identité se diffracte en d’innombrables variations algorithmiques. Ce serait un peu comme si l’existence de la mémoire devenait autonome de la vie. C’est en ce sens que cet exo-portrait me semble défier toute accusation de narcissisme. L’œuvre questionne notre hantise des vies non vécues que l’intelligence artificielle peut désormais matérialiser, ouvrant vers une forme de résurrection biocosmique qui n’est plus répétition mais exploration des latences du possible.

En travaillant dans l’espace latent des modèles comme Stable Diffusion XL et AnimDiff, entraînés sur des données incluant Laon 5B, Visual Contagions et mes propres archives personnelles, je ne cherchais pas à me représenter tel que je suis, mais à cartographier le territoire infini de ce que j’aurais pu devenir. Chaque image générée, chaque visage synthétisé, chaque vie alternative visualisée constitue une branche d’un arbre généalogique non pas passé mais potentiel — un arbre des possibles plutôt qu’un arbre des origines.

Cette démarche inverse radicalement la logique traditionnelle du portrait et de l’autoportrait. Plutôt que de fixer une identité, de capturer un moment présent ou de commémorer un passé révolu, Quatrième mémoire ouvre sur une multiplicité vertigineuse de devenirs jamais actualisés. Elle fait du portrait non plus un geste de conservation mais un geste de prolifération spéculative. Ainsi, qualifier cette œuvre de narcissique révèle surtout une incompréhension fondamentale de son propos. Le narcissisme suppose une fixation sur soi, une contemplation amoureuse de sa propre image. Or, Quatrième mémoire procède exactement à l’inverse : elle dissout le soi dans une infinité de variations, elle défait l’identité plutôt que de la célébrer, elle s’intéresse précisément à tout ce que je ne suis pas plutôt qu’à ce que je suis.

Si malentendu il y a, il provient peut-être de notre difficulté collective à penser la mémoire autrement que comme conservation du passé, et l’identité autrement que comme permanence d’un même. Quatrième mémoire propose au contraire une mémoire génératrice de futurs antérieurs, une identité conçue non comme essence mais comme champ de possibles, un portrait qui serait moins une image qu’un algorithmen moins une représentation qu’un processus de différenciation infinie.

Exoportrait (n.) : A speculative portrait concerned not with what one is, but with everything one could have been and is not. Unlike the classical self-portrait that fixes and celebrates a present or past identity, the exoportrait explores unlived lives, never-actualized becomings, possibilities that have remained latent.
The exoportrait dissolves the self instead of fixing it, undoes identity instead of celebrating it, and conceives memory not as archive but as generator of possibilities.

When Quatrième mémoire was presented to the public, the work raised certain questions. Through various conversations and a press article, the installation appeared presumptuous in the eyes of some observers. This perception stemmed from the fact that I was tackling an emblematic genre in art history: the artist’s self-portrait. Yet there is something profoundly symptomatic about this critical reception. In an age when everyone photographs themselves incessantly, when selfies proliferate and we constantly construct our self-portraits on social media (these “face books” that Facebook is), when an artist attempts to create an original form of self-portrait, they find themselves immediately disqualified.

This disqualification is all the more revealing given that the self-portrait I proposed was in no way factual. It did not concern the portrait of my life as it exists or as it has existed, in which I could have recognized and identified myself, but precisely as it has not taken place. In Quatrième mémoire, I traversed genders, origins, cultures, countries and eras, constructing a counterfactual portrait of myself and taking interest in everything I am not. To consider this work as narcissistic and egocentric therefore seems to constitute a fundamental misunderstanding. But perhaps this incomprehension is inevitable.

Due to contemporary information overload, the visitor’s gaze often stops at the few lines of a description on a label, at a superficially perceived intention, at what can be grasped without effort. However, in this case as in many others in art, one must take the time to look in order to discern the ambivalence of the subject and understand that this self-portrait was rather an exo-portrait: a portrait of everything I could have been and am not.

This approach is anchored in the latent space of artificial intelligence which, by nature, seems counterfactual to me. Conceived as an anticipated tomb that the artist elaborates during their lifetime, Quatrième mémoire presents itself as a meditation on posterity in the post-human era. This funerary prototype, designed to survive our species, questions the boundaries between memory, data and immortality. The installation unfolds in several elements that dialogue in space: a series of photographs evoking funerary monuments resembling data centers, where hard drives rest awaiting their activation by a future entity; hybrid sculptures oscillating between minerality and organicity; and at the center, the tomb itself, a constellation of bodily fragments including a vitrified brain found at Pompeii.

This fourth memory is not that of the classical self-portrait which attempts to reiterate, sublimate or repeat what has already taken place and which therefore belongs to a Christian theology of the resurrection of bodies, of an identical repetition, of a return of the same. Rather, it was paradoxically about repeating for the first time something that has never taken place: everything that has not taken place. A resurrection, certainly, but as an insurrection, something that occurs for the first time, even if it gives the appearance of a déjà-vu, a déjà-known, a déjà-lived.

Facing the central tomb, a film projects the artist’s potential lives, alternating with irony between AI-generated sequences and transformed personal photographs. My synthesized voice attempts to interpret these images, reconstructing a speculative biography. On three peripheral screens, an algorithm searches through nineteenth and twentieth-century archives for images that formally echo the central film, thus inverting the usual relationship between original and simulation. This device reveals how, with artificial intelligence, realism itself becomes automated and its production industrialized.

Artificial intelligence represents a major historical rupture: where photography fixed indexical traces of the real, AI systems now vectorize our archives to generate infinite versions of the possible. This memory no longer merely externalizes and preserves; it proliferates, becomes autonomous and emancipates itself from its supposed authors. It is a memory fed at the heart of social networks, nourished by the archives of the anonymous beings we are, of all our forgotten existences that can be reactivated by the vectorial statistics of artificial intelligences.

Fed throughout the duration of the exhibition, Quatrième mémoire explores an existence without finitude, where identity diffracts into countless algorithmic variations. It would be somewhat as if the existence of memory became autonomous from life. It is in this sense that this exo-portrait seems to me to defy any accusation of narcissism. The work questions our obsession with unlived lives that artificial intelligence can now materialize, opening toward a form of biocosmic resurrection that is no longer repetition but exploration of the latencies of the possible.

By working in the latent space of models like Stable Diffusion XL and AnimDiff, trained on data including Laion 5B, Visual Contagions and my own personal archives, I was not seeking to represent myself as I am, but to map the infinite territory of what I could have become. Each generated image, each synthesized face, each visualized alternative life constitutes a branch of a genealogical tree not past but potential—a tree of possibilities rather than a tree of origins.

This approach radically inverts the traditional logic of portraiture and self-portraiture. Rather than fixing an identity, capturing a present moment or commemorating a bygone past, Quatrième mémoire opens onto a vertiginous multiplicity of never-actualized becomings. It makes the portrait no longer a gesture of conservation but a gesture of speculative proliferation. Thus, to qualify this work as narcissistic reveals above all a fundamental misunderstanding of its subject. Narcissism presupposes a fixation on oneself, a loving contemplation of one’s own image. Yet Quatrième mémoire proceeds exactly in reverse: it dissolves the self into an infinity of variations, it undoes identity rather than celebrating it, it is interested precisely in everything I am not rather than in what I am.

If there is a misunderstanding, it perhaps comes from our collective difficulty in thinking of memory other than as preservation of the past, and identity other than as permanence of a same. Quatrième mémoire proposes instead a memory that generates anterior futures, an identity conceived not as essence but as field of possibles, a portrait that would be less an image than an algorithm, less a representation than a process of infinite differentiation.